Le Point n’est pas content. Mi-février, l’hebdomadaire découvre que la page Wikipédia qui lui est consacrée a été modifiée. En cause, un chapitre sur le « tournant populiste » du magazine après 2015, accusé d’ouvrir ses colonnes à « une forte composante islamophobe et anti-écologiste ».
Trois jours plus tard, le Point réplique par un papier au vitriol contre Wikipédia, en général. L’encyclopédie y est accusée des pires maux : « Entre-soi, absence totale de contradictoire, sélection partiale des données, inversion accusatoire, effet de meute, élimination arbitraire des informations discordantes. » Une charge que le Point avait déjà développée dans un article du 13 décembre dernier.
Cette critique infondée, se basant sur une poignée d’exemples isolés, s’inscrit dans un contexte international de dénigrement de la plateforme, jugée trop à gauche, trop « wokiste ». Le milliardaire américain Elon Musk est en guerre contre cette dernière qu’il accuse d’être « un prolongement de la propagande des « legacy media » ». Des médias traditionnels qui servent de sources principales à l’encyclopédie et que Musk accuse de désinformation, leur préférant la « liberté d’expression » des utilisateurs de X.
Un mode de fonctionnement qui limite les biais idéologiques
« Les attaques contre Wikipédia sont récurrentes concernant des personnes vivantes ou des entreprises mécontentes des contenus qui les concernent, relate Jeanne Vermeirsche, doctorante en sciences politiques et autrice d’une thèse sur les liens entre la plateforme et les militants politiques. Ce qui change c’est l’ampleur des attaques : un milliardaire, un hebdomadaire national et des personnalités qui disposent d’un relais médiatique important… »
La chercheuse y voit le stigmate d’un débat public qui, de manière générale, se déporte vers l’extrême droite. Des contenus vus comme neutres il y a quelques années sont désormais jugés trop à gauche, tandis que des pages qui peuvent effectivement souffrir d’un biais idéologique – car cela peut exister, du moins temporairement avant modération – sont montées en épingle dans un contexte de diabolisation de la gauche.
C’est le cas pour la page consacrée au Point. « La communauté a réagi de manière assez mature en améliorant l’article, considérant comme légitimes certaines critiques », raconte Capucine-Marin Dubroca-Voisin, présidente jusqu’en 2024 de Wikimédia France.
Mais certaines méthodes ne passent pas. D’une part, le Point – comme le Figaro ou CNews – s’est lancé dans une croisade contre ce bien commun menacé. Depuis l’article du 18 février, le site de l’hebdomadaire a publié trois entretiens pour fustiger un « militantisme exacerbé » de Wikipédia, un décryptage de son financement et une tribune. Intitulée « halte aux campagnes de désinformation et de dénigrement menées sur Wikipédia », celle-ci réunit une centaine de signataires, dont Caroline Fourest, Élisabeth Badinter, Raphaël Enthoven, Nathalie Loiseau…
Quand un journaliste menace un contributeur
Par ailleurs, pour son article, le journaliste du Point Erwan Seznec a menacé le contributeur responsable des modifications dénoncées, « FredD », de révéler son vrai nom et d’intervenir auprès de son employeur. Une étape inquiétante pour les Wikipédiens : « Maintenant, on intimide les contributeurs, des digues sont en train de sauter », s’inquiète Amélie Tsaag Valren, contributrice du site depuis 2007.
Une lettre ouverte, signée par plus d’un millier d’utilisateurs de la plateforme, a dénoncé cette « intimidation ». « Pour le coup, il y a eu une communion rare des contributeurs qui ont fait front, quelles que soient leurs opinions politiques », souligne Capucine-Marin Dubroca-Voisin.
Car non, Wikipédia, avec ses 17 000 contributeurs actifs en France, n’est pas un repaire de gauchistes guidés par la vocation de « wokiser » la société. « Un espace pareil fait forcément l’objet de militantisme mais il n’y a pas de prédominance des idées de gauche et le mode de fonctionnement permet de tendre vers l’équilibre », explique Jeanne Vermeirsche. Car si la plateforme est bien un terrain de jeu de la bataille culturelle, la modération, fruit de modifications et de discussions parfois intenses entre contributeurs, permet de limiter les biais idéologiques, en plus d’être un puissant rempart à la désinformation.
« Toutes les idéologies sont représentées »
« Les biais peuvent toujours exister, ce ne sera jamais parfait, mais une grande partie est absorbée par ce mode de fonctionnement… En tout cas, consubstantiellement, Wikipédia n’est ni de droite ni de gauche », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin.
« Les échanges entre contributeurs montrent bien que toutes les idéologies sont représentées, abonde Jeanne Vermeirsche. Il y a par exemple des débats importants sur l’utilisation ou non de l’écriture inclusive. Pour le moment, ses partisans perdent la bataille, on est loin du « wokisme » dénoncé par Elon Musk. Les biais liés au genre sont beaucoup plus importants que les biais politiques. »
Y compris dans les contenus : la part des femmes dans les notices biographiques a dépassé les 20 % il y a seulement quelques mois, sous l’impulsion d’une association (soutenue financièrement par Wikimédia France), Les sans PagEs, créée pour lutter contre ce déséquilibre. Une initiative immanquablement taxée de « wokisme », le Figaro y voyant par exemple un renoncement « au principe de neutralité ».
La question des sources
L’autre charge principale contre Wikipédia concerne l’épineuse question des sources. Quand Elon Musk reproche qu’elles proviennent principalement de médias traditionnels, Le Point ou des titres français d’extrême droite s’estiment trop peu cités et pensent que la presse dite de gauche serait privilégiée.
La fiabilité de tel ou tel média est pourtant discutée en permanence par les contributeurs. En particulier au sein de l’Observatoire des sources qui émet des avis sur différents médias, pour guider les contributeurs.
« Seules quelques sources sont bannies, comme celles entièrement rédigées par de l’intelligence artificielle ou trop complotistes comme France-Soir, explique l’ancienne présidente de Wikimédia France. Ensuite, nous savons que le Figaro va être biaisé à droite mais fiable, l’Humanité biaisé à gauche mais fiable. Les contributeurs doivent avoir en tête la ligne éditoriale du titre mais prendre en compte les informations diffusées. »
Une offensive à l’usure
Quid des médias d’extrême droite, rarement sérieux dans leur déontologie journalistique mais susceptibles, toutefois, de relayer de vraies informations ? « Sur ces sites, tout dépend de la pertinence de l’article, il est possible de reprendre uniquement les informations factuelles. Mais, de plus en plus, il n’y en a pas, ajoute Capucine-Marin Dubroca-Voisin. C’est selon ce principe que Valeurs actuelles, par exemple, est utilisé au minimum, et le Journal du dimanche de moins en moins. »
Ces attaques répétées vont-elles avoir raison, à terme, de la plateforme et de son fonctionnement collaboratif ? Le risque est réel, notamment du fait de l’influence d’Elon Musk qui a appelé les géants de la tech à ne plus financer la fondation qui gère la plateforme. « La façon dont fonctionne Wikipédia perturbe énormément ceux qui détiennent des plateformes privées ou des médias, ils n’admettent pas que ça leur échappe », commente la chercheuse Jeanne Vermeirsche.
Mais Musk et les autres pourraient-ils avoir l’encyclopédie à l’usure ? « Si cette offensive se poursuit, les rédacteurs, bénévoles, vont-ils continuer en sachant qu’ils peuvent avoir des ennuis, y compris judiciaire, du fait de ce qu’ils écrivent ? À terme, cela affaiblit la gouvernance, la modération et donc la plateforme », s’inquiète la contributrice Amélie Tsaag Valren.
« Wikipédia n’a jamais été autant en danger »
Le couperet pourrait aussi venir à terme des pouvoirs publics. Si les procès en illégitimité et en manipulation contre la plateforme se poursuivent, ceux-ci seraient-ils tentés de limiter son accès ? « Wikipédia n’a jamais été autant en danger, alerte Capucine-Marin Dubroca-Voisin. On connaît bien le processus : la Russie s’y attaque, censure des pages, le site est bloqué en Chine, l’a été en Turquie pendant plusieurs mois… Il ne faut pas penser que c’est impossible chez nous. »
Une arrivée au pouvoir de l’extrême droite inquiète particulièrement : elle s’en prend fréquemment aux contenus de Wikipédia. Elle s’en sert pourtant dans sa bataille culturelle. En 2022, une dizaine de militants de Reconquête ont constitué une cellule ayant pour objectif de modifier des pages de manière à favoriser le candidat à la présidentielle Éric Zemmour. Une action militante coordonnée, dans un unique but politique. Une méthode qui n’a jamais été démontrée concernant des contributeurs de gauche.
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