WeWork gérait 777 immeubles de bureaux dans pas moins de 150 villes et 39 pays. À l’inverse de beaucoup de start-up, elle générait pas mal de chiffre d’affaires : jusqu’à 2 milliards de dollars, les meilleures années. Sauf qu’elle perdait plus de 3 milliards par an. En 2019, à son acmé, l’entreprise a tutoyé les 50 milliards de valorisation, se plaçant alors au coude-à-coude avec Uber ou Twitter. Aujourd’hui, sa capitalisation a été divisée par presque 10 000 : l’action vaut à peine plus de 10 centimes.
WeWork a tout misé sur une mode qui avait la cote chez certains jeunes actifs de l’ère précovid : le coworking. Des indépendants aisés, nomades numériques ou salariés d’entreprises à collectif de travail éclaté, souffrant de l’extrême individualisation du travail, venaient chercher dans ces bureaux partagés un peu de chaleur humaine et de réseautage. Quand Adam Neumann, trentenaire originaire d’Israël, et Miguel McKelvey fondent l’entreprise à New York en 2010, l’idée est loin d’être neuve. Mais ils ont enrobé leur projet d’un vernis tech qui leur a permis de lever des milliards de dollars.
De la démesure…
Adam Neumann n’est pas du tout un ingénieur – il avait précédemment perdu les 100 000 dollars que lui avait prêtés sa grand-mère dans un concept de chaussures à talons amovibles pour femmes – mais est devenu l’un des apôtres de l’idéologie entrepreneuriale de la Silicon Valley et de son technosolutionnisme. Du choix des bâtiments les plus optimisés à la sélection des boissons (café long à New York, mais expresso et thé à Londres), en passant par la déco (le béton brut aux États-Unis, mais des couleurs chatoyantes au Brésil et des tables rectangulaires dans les salles de réunion chinoises), tout est optimisé par algorithmes. Pour ce faire, chaque mètre carré est truffé de capteurs, producteurs de millions de données : consommation de boissons, carte de chaleur des déplacements, hauteur individualisée des bureaux, taux d’occupation des fauteuils, nombre de coups de fil passés, d’heures travaillées, horaires de pause privilégiés… « Oui, on mesure tout pour voir quels espaces sont plus utilisés ou pourquoi certaines choses marchent plus que d’autres », assumait Adam Neumann. L’entreprise le revendique : « On ne loue pas des bureaux, on vend une expérience, une communauté. » L’entreprise fait ainsi payer une place de bureau dans un open space à un indépendant entre 240 et 400 euros par mois, selon les locaux et le type d’avantages. Pour essayer de stabiliser ses revenus, WeWork cible aussi les start-up et les entreprises adeptes du flex office.
Dans le même temps, Neumann veut étendre ce qu’il appelle désormais la WeCompany. Créer des locaux d’habitations (WeLive), des salles de gym et piscines (Rise by We), et une école WeGrow qui vise à inculquer un « état d’esprit d’entrepreneur » aux enfants dès deux ans. Il avait à l’idée de créer WeBank et WeAge, pour s’occuper des seniors, quand il s’est fait mettre à la porte de sa propre entreprise.
… au naufrage
Une série, WeCrashed, narre parfaitement les dérives d’Adam Neumann, ses abus de tequila au bureau, sa vie fastueuse et ses croyances new age. Les entrées d’argent des loyers ne couvraient pas du tout les dépenses délirantes de fonctionnement de l’entreprise, comme les investissements faits pour aménager les bureaux. D’autant que WeWork n’investissait pas dans le foncier et ne faisait que louer, parfois même fort cher, à un certain… Adam Neumann qui, lui, ne se privait pas d’acheter dans la pierre. Pourtant, jusqu’en 2019, les investisseurs sortaient le carnet de chèques chaque année. En particulier le fonds japonais SoftBank, qui a fini par racheter 80 % des parts de l’entreprise pour se débarrasser du patron dispendieux, parti avec un parachute doré de 1,7 milliard de dollars, quand 3 400 de salariés de WeWork se faisaient licencier sans rien.
Le nouveau propriétaire a mis un vrai spécialiste de l’immobilier à la tête de l’entreprise avec l’espoir de la redresser. C’est alors que la pandémie a éclaté, enfonçant un dernier clou dans son cercueil. La dette s’est accumulée et, au sortir des confinements, 80 % des revenus de WeWork partaient dans les traites. Selon « The Wall Street Journal », la société est désormais endettée à hauteur de 18,6 milliards de dollars. Elle devrait également près de 100 millions de dollars en loyers impayés. C’est ainsi que fin 2023 WeWork a déposé le bilan avec l’espoir de restructurer cette dette. La faillite concerne en premier lieu ses espaces aux États-Unis et au Canada (plus de 400 sites). Si elle veut une seconde chance, l’entreprise a jusqu’au 31 mai pour négocier une réduction de plus de 8 milliards de sa dette auprès de ses créanciers. Et qui revoilà ? Ces derniers jours, Adam Neumann se dit prêt à faire un chèque de 500 voire 600 millions de dollars pour racheter l’entreprise…
Si aux États-Unis on ne trouve plus un seul immeuble WeWork ouvert, faillite oblige, la structure juridique complexe de l’entreprise fait que la filiale française – et beaucoup d’autres en Europe – n’a pas (encore ?) déposé le bilan. On peut donc toujours y louer des bureaux, d’autant plus facilement que le taux de remplissage ne semble pas folichon. En France, WeWork loue et occupe 15 sites, tous à Paris et en petite couronne, avec un total de 150 000 m2 mis à disposition. Les derniers résultats publics datent de 2022, quand l’entreprise avait généré en France un chiffre d’affaires de 10,6 millions d’euros contre 13,1 millions un an plus tôt, soit une chute de 19 %. En quatre ans, elle aurait cumulé près de 125 millions d’euros de pertes.