Dans ce salon, Emmanuel Macron aura tout vécu : la grâce et la foudre. En 2017, celui qui n’est alors que candidat à la présidence de la République profite de la mise en examen de François Fillon, rival dans la course à l’Élysée, pour éclore définitivement. Deux ans plus tard, alors que le mouvement des Gilets jaunes est à son crépuscule, il y retrouve quelques couleurs, avant de les perdre l’année suivante. Hors du pavillon 1, la contestation de la réforme des retraites fait grand bruit. À l’intérieur, les agriculteurs lui demandent des comptes sur une loi Egalim qui tarde à prouver ses effets sur les prix… Les échanges sont vifs, musclés. Mais ils n’étaient rien en comparaison du cru 2024, marqué par des échauffourées, des insultes, un long isolement présidentiel, et un report de plus de cinq heures de son inauguration pour des raisons de sécurité.
Pouvait-il vraiment en être autrement tant les jours et les heures précédant l’événement ont été marqués par les soubresauts ? En cause, une idée que la macronie a certainement voulu « disruptive » : dégonfler les colères par l’organisation d’un grand débat « ouvert, franc et direct » en plein salon. Sur le ring, l’Élysée y espérait un certain nombre de poids lourds que son locataire converti ingénieur agronome entendait affronter sans veste et sans pitié. Syndicats agricoles, représentants de la grande distribution, et même… les Soulèvements de la Terre, mouvement écologiste né en 2019 et à la pointe dans le combat contre les « mégabassines » agricoles, notamment à Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Une invitation qui a immédiatement fait bondir la FNSEA et les Jeunes agriculteurs (JA), syndicats productivistes et principaux interlocuteurs de l’exécutif sur les dossiers agricoles, qui ont immédiatement exprimé leur colère.
Grand débat avorté
« Une ligne rouge a été franchie », a déploré Arnaud Gaillot, président des JA. « L’invitation d’un groupuscule dont la dissolution a été demandée par son propre gouvernement est une provocation inacceptable pour les agriculteurs », a surenchéri Arnaud Rousseau, à la tête de la FNSEA. Un joyeux bazar conclu par un acteur que l’on n’attendait pas : Michel-Édouard Leclerc, président de Leclerc et annoncé comme invité du débat. « Tout ce ramdam ressemble quand même à un coup de com’ pas vraiment au niveau de la situation (…) je ne participerai donc à ce que j’estime être une grossière manipulation », a-t-il publié sur X. Alors qu’il voulait triompher, sortir grand vainqueur d’une séquence à fort enjeu quelques semaines après une crise agricole qui a bousculé tout le pays, voilà le président au tapis à quelques heures de sa visite. Pouvait-il encore rebondir ?
Il fait encore nuit ce samedi 24 février au petit matin mais la porte de Versailles, où se tient le salon de l’agriculture, est déjà noire de monde. Face à Paris Expo et ses différents pavillons, deux clans, deux couleurs. Au pied des grilles, encore fermées, les militants de la Coordination rurale (CR) se font remarquer par leurs bonnets jaunes. Sur l’esplanade du 9 novembre 1989 qui leur fait face, les militants de la FNSEA et des Jeunes agriculteurs, la plupart en casquette verte, font bande à part. Ils se réchauffent comme ils peuvent, entourés de leurs tracteurs.
Alors qu’Emmanuel Macron est censé inaugurer le salon dans deux heures, les deux camps se toisent, s’insultent aussi parfois. « Tiens, les collabos du pouvoir !, lance un homme en jaune en direction d’un couple au drapeau vert à la main. La soupe est bonne au palais ? ». « On ne peut pas se voir, mais aujourd’hui on aura quelqu’un d’autre à insulter, ensemble, annonce tout de go Thomas Garçon, 24 ans, céréalier dans le Lot-et-Garonne et membre de la CR. Ce président nous méprise. Regardez combien il a donné à l’Ukraine… 3 milliards ! Et nous ? Des miettes ».
À ses côtés, Benoît, 56 ans, lui aussi céréalier, « mais en bio », l’interrompt : « Il vient faire de belles images, mais on va lui gâcher sa propagande ». Non loin, au zinc du Dupont Versailles, deux hommes, syndiqués à la Confédération paysanne, se montrent la Une de La Marseillaise sur un téléphone. Dessus, une citation d’Emmanuel Macron : « Les smicards préfèrent des abonnements VOD à une alimentation plus saine ». L’Élysée a plus tard démenti ces propos.
L’annonce de prix planchers
Pendant ce temps, neuf représentants agricoles sont réunis autour du président, au premier étage du pavillon principal, pour défaire les tensions et lui permettre de couper le ruban tricolore sans encombre. Cinq syndicats sont présents dont la Confédération paysanne et le Modef. « Les discussions se déroulent dans les conditions d’un huis clos, font savoir ses conseillers, soucieux, alors que les échanges s’éternisent. Il n’a pas été mis au courant de la situation ». La situation ? Dans les allées, au milieu d’animaux paniqués, des échauffourées éclatent entre manifestants des trois syndicats – FNSEA, JA, CR – et forces de police. Un stand de l’Union européenne est en partie démonté, comme en 2016 où celui du ministère de l’Agriculture avait connu le même sort, et la voiture présidentielle, mobilisée à l’extérieur en cas d’exfiltration, est encerclée. Partout, des CRS se déploient. « Avant tout pour protéger les animaux et les exposants », tente de déminer l’entourage du président avec une pointe de mauvaise foi.
C’est dans ce chaos que des « engagements » sont finalement annoncés par le chef de l’exécutif face à une nuée de micros. Le lancement d’un recensement des exploitations « nécessitant des aides de trésorerie d’urgence », l’inscription comme « intérêt général majeur de la nation française » de l’agriculture et de l’alimentation, et une mesure particulièrement attendue, principalement à gauche : l’instauration de prix planchers pour « mieux rémunérer les producteurs ». « L’objectif que je fixe, c’est que l’on puisse déboucher sur des prix planchers qui permettront de protéger le revenu agricole et de ne pas céder à toutes les pratiques les plus prédatrices qui aujourd’hui sacrifient nos agriculteurs et leurs revenus », précise-t-il. « Nous en sommes arrivés à la conclusion que les lois Egalim I et Egalim II n’étaient pas suffisantes pour atteindre ce but, il fallait donc urgemment en arriver à des prix planchers, rapporte une partie prenante de ces négociations. Ils seront fixés filière par filière par les filières elles-mêmes pour ensuite être transmis aux transformateurs et industriels pour application. Dans le cas contraire, ils s’exposeront à des sanctions, même si ce n’est pas le but de la démarche ». Suffisant ?
Si la Confédération paysanne y voit « un engagement important » bien qu’un « besoin de vigilance soit nécessaire », comme nous l’explique sa porte-parole, Laurence Marandola, à l’extérieur, l’atmosphère est toujours électrique. Les « Macron, démission ! » fusent, les tentatives de passage en force malgré l’important dispositif de sécurité, aussi. Pour convaincre, l’Élysée tente alors une nouvelle carte, un dernier joker : convoquer une grappe de mécontents pour les convaincre.
Visite privée
Dans une salle privatisée, des militants de la FNSEA, des Jeunes agriculteurs, et de la Coordination rurale se tiennent en cercle autour d’Emmanuel Macron. Aucun représentant de la Confédération paysanne, pour qui ce débat est une « parodie », ni du Modef, qui refuse de se prêter à cette « mise en scène ». « Je veux vous entendre, je ne veux esquiver aucune question ! », lance un Macron en bras de chemise. Les prises de paroles s’enchaînent. Suicides des agriculteurs, difficulté de transmission des exploitations, affres de l’administration…
Comme un ping-pong entre les trois organisations qui ont, malgré leurs étiquettes et coloris différents, une vision similaire de l’agriculture, loin de prioriser les modèles alternatifs et la transition écologique… « Le schéma décroissant sur lequel on est parti n’est pas le bon, il faut produire plus ! », leur répond le président, sûr de son effet, dans ce pas de quatre savamment huilé et diffusé sur toutes les télévisions pour témoigner de sa combativité.
Le débat se termine, ses équipes viennent saluer leur champion. « Tu lâches jamais rien, toi ! », lui adresse même le sénateur Renaissance, François Patriat. Le président sourit. « On est bon là ?, demande-t-il autour de lui. Ils vont aller calmer leurs troupes et on y va ! ». En bas, les « troupes » n’écouteront pas, obligeant même les équipes présidentielles à organiser une visite du salon en quasi-huis clos, où la centaine de manifestants sera tenue à l’écart par plusieurs cordons de CRS pour tenter au mieux de limiter ses effusions de colère. Une déambulation à l’image de son président : bunkérisée.