Trente ans après, les mots de Jean Chatain restent gravés dans la mémoire des lecteurs et des journalistes de « l’Humanité ». Ces mots d’effroi de notre collègue découvrant les charniers de Kigali, et osant, parmi les premiers, nommer génocide le massacre commis au Rwanda, à partir du 7 avril 1994, par les milices du pouvoir contre les Tutsis. « Au sud-ouest, le quartier de Nyamirambo, naguère le plus peuplé de la capitale, avec ses innombrables fosses communes. J’ai vu une de ces fosses », prévient notre ami reporter, disparu depuis, dans « l’Humanité » du 15 juillet 1994, alors que la tuerie qui a fait un million de morts vient d’être stoppée. La suite est terrible : « Il faut d’abord traverser des litanies de maisons détruites, après que leurs habitants eurent été exterminés. Puis une piste où des cadavres commencent à apparaître. Enfin un paysage bouleversé, torturé, de terre rougeâtre, sans un brin d’herbe. Chaque monticule est une tombe où pourrissent des centaines de cadavres (…). Sur les vagues de ce paysage de démence surnagent plusieurs dizaines de morts, dans des postures distordues. Et en parcourant ce champ des supplices, il faut veiller où l’on met ses pas : des chevelures, des bras, des pieds émergent tous les quelques mètres ».
Voilà l’affreuse réalité dont le souvenir hante toujours la vie des rescapés, et que l’on va commémorer cette semaine pour conjurer l’oubli. Alors que le temps fait son œuvre, érodant les mémoires, le travail de justice et de vérité est loin d’être achevé malgré les décennies écoulées. Des génocidaires sont toujours recherchés, au moins une centaine pourraient résider en France. Seules sept personnes ont été jugées dans notre pays, tandis qu’Emmanuel Macron a reconnu la « responsabilité accablante » des autorités françaises pour leur inaction avant et pendant le génocide, période où le président François Mitterrand soutenait à bout de bras le pouvoir dictatorial hutu.
« L’expression de la vérité est plus importante que les excuses » pour les victimes, souligne de son côté l’historien Vincent Duclert, qui a présidé la commission officielle d’experts sur le rôle de la France dans le génocide. La vérité va de pair avec la réconciliation ; les deux sont à la base du travail mené par les Rwandais pour refaire société sans oublier le passé. Ils en ont puisé la ressource non pas du côté des anciennes puissances coloniales européennes, mais sur le continent africain, en se tournant vers l’Afrique du Sud et son expérience pionnière de « vérité et réconciliation » qui a rendu possible la société post-apartheid.
Ainsi, se dessinent en Afrique, en dépit des guerres qui continuent d’ensanglanter le continent et des régimes autoritaires qui l’enserrent – celui de Paul Kagame à Kigali en fait partie –, des alternatives de dépassement des haines et des conflits. Pendant ce temps, l’Europe et les États-Unis font preuve de la même impuissance, sinon de la même duplicité face au plus grand massacre en cours, à Gaza, où la question du génocide refait surface. Et l’on se remémore les conclusions du rapport de la commission Duclert sur le Rwanda : la France s’est « longuement investie au côté d’un régime qui encourageait des massacres racistes. Elle est demeurée aveugle face à la préparation d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime. (…) Au moment du génocide, elle a tardé à rompre avec le gouvernement » qui le réalisait… Difficile de ne pas entendre en écho les reproches qu’on pourrait demain adresser à la France à propos du massacre des Palestiniens par Israël.