Comme un verre qui tombe sur le carrelage et qui, en explosant, n’en finit plus de disperser ses éclats coupants. L’assassinat en pleine rue de Samuel Paty par Abdoullakh Anzorov, le 16 octobre 2020, alors qu’il venait de sortir du collège du Bois-d’Aulne à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), a constitué une onde de choc qui continue de secouer la société française. Le constat s’impose avec d’autant plus d’évidence en cet automne 2024, coincé entre les commémorations et hommages à la mémoire du professeur d’histoire-géographie – auquel est désormais associé son collègue Dominique Bernard, assassiné à son tour à Arras le 13 octobre 2023 – et l’ouverture, le 4 novembre prochain devant la cour d’assises spéciale de Paris, du procès des adultes mis en cause dans l’enchaînement des faits ayant conduit à sa mort.
Ministres et politiques le répètent : en ciblant de manière explicite des enseignants parce qu’ils étaient enseignants, les assassins de Samuel Paty et Dominique Bernard ont atteint en son cœur l’école, pilier de la République. C’est sur ce mode d’une attaque contre la République et ses principes, au premier rang desquels la laïcité, perpétrée par des terroristes obscurantistes, que ces deux affaires sont traitées depuis quatre ans dans le champ public – que ce soit sur le plan strictement mémoriel, ou sur le plan des mesures prises pour que de tels faits ne se reproduisent plus. Pour autant, ce traitement ne rend pas vraiment compte du traumatisme engendré par ces meurtres au sein de la communauté éducative.
« On est des milliers à faire le même type de cours que Samuel Paty, donc ça aurait pu nous arriver. »
« Il y a un avant et un après », traduit Christine Guimonnet, la secrétaire générale de l’Association des professeurs d’histoire-géographie (APHG). Elle fait à ce titre partie de celles et ceux qui ont pris l’initiative de la création du prix Samuel-Paty, pour perpétuer la mémoire de leur collègue assassiné et amener des classes à réfléchir ensemble autour de projets centrés sur « les valeurs et principes démocratiques, au cœur de la construction intellectuelle et citoyenne des élèves ». Elle se souvient à quel point elle avait été « sidérée » jusqu’à la nausée, le jour du drame : « Qu’un prof qui enseignait l’histoire-géographie comme nous ait été assassiné dans la rue par un terroriste islamiste radicalisé, c’est une violence terrible. Une rupture fondamentale. Bien sûr, cela ne nous empêche pas pour autant de continuer à faire notre métier, à s’occuper de nos élèves. Mais, personnellement, il ne se passe pas un jour où je vais travailler sans penser à Samuel, alors que je ne le connaissais pas. Ce qui s’est passé reste inacceptable, intolérable. »
Pour elle comme pour bien d’autres. L’enseignante raconte ainsi que dernièrement, alors qu’elle repositionnait la photo de Samuel Paty désormais affichée – dans son établissement comme dans de nombreux autres – en salle des professeurs, une de ses collègues s’est approchée, au bord des larmes, pour lui confier : « Tu sais, ça ne passe pas… »
Ça ne passe pas, juge également Amélie Hart-Hutasse, parce que, dès 2020, de nombreux enseignants ont songé : « On est des milliers à faire le même type de cours que Samuel Paty, donc ça aurait pu nous arriver. » Elle aussi professeure d’histoire-géographie, du côté de Dijon (Côte-d’Or), et militante au Snes-FSU (principal syndicat du secondaire), elle se souvient : « Après les attentats du 13 novembre 2015, l’“État islamique” avait lancé la consigne de s’attaquer à l’école laïque française. On a eu la preuve qu’il fallait prendre ça au sérieux… Depuis, l’idée d’être menacés en tant que profs par les islamistes demeure, même si on n’y pense pas forcément tous les jours. » Faut-il en déduire que désormais les enseignants travaillent avec la peur au ventre ? Ou que, face à la menace islamiste, ils se censurent sur certains sujets, comme on a souvent pu l’entendre ou le lire ? La réponse est à nuancer.
« Toute cette histoire commence par le mensonge d’une élève, qui a tenu jusqu’au drame »
« Je ne crois pas que les collègues échangent beaucoup sur ce sujet », témoigne Candie Callu, enseignante en UPE2A (unité pédagogique pour élèves allophones arrivants) à Blois (Loir-et-Cher) : « Cela montre surtout qu’on a la tête dans le guidon, mais ça ne signifie pas qu’on n’y pense pas. D’autant plus quand, parfois, des réactions d’élèves nous y ramènent. » De fait, une forme de vigilance s’est installée, en particulier chez les enseignants d’histoire-géographie et d’EMC (enseignement moral et civique), amenés à traiter des sujets les plus sensibles. « Nous sommes plus conscients que ce que nous disons en cours peut en sortir et nous échapper », réfléchit Amélie Hart-Hutasse. « Ça peut se traduire par des crispations, autour de l’usage des téléphones portables par exemple. » Elle se souvient d’un stage de formation syndicale où des collègues d’histoire-géographie prenaient l’exemple de la manière d’aborder le conflit au Proche-Orient : « On sait ce qu’on doit dire, mais on fait attention à la manière dont on le formule. On a conscience qu’on doit être hyper-carré. »
Même approche chez Christine Guimonnet : « Si on entre en cours avec la peur, avec en tête qu’un élève va ensuite aller raconter n’importe quoi sur ce qu’on a dit, ce n’est pas possible. Cela romprait le lien pédagogique qu’on doit avoir avec eux. Mais oui, nous sommes vigilants : nous devons plus que jamais avoir la certitude que ce qu’on a dit a été compris, et bien compris. » Dans leur livre-enquête « Une école sous le choc »1, les sociologues Ismaïl Ferhat et Sébastien Ledoux confirment ces « entrelacs entre l’acte pédagogique et l’intimité de la situation (un collègue assassiné) qui caractérisent les réactions » du monde enseignant.
Christine Guimonnet reprend : « Toute cette histoire commence par le mensonge d’une élève, qui a tenu jusqu’au drame. C’est là-dessus que nous devons aussi insister, quand nous préparons les commémorations : il faut leur donner du sens, créer un dialogue fécond dans chaque classe, expliquer ce que représente Samuel Paty pour nous et permettre aux élèves d’exprimer ce qu’il représente pour eux. » Une difficulté redoublée pour Candie Callu, dont les élèves, arrivés récemment en France, ignorent souvent tout de l’histoire et « n’ont pas le niveau suffisant en français pour pouvoir l’aborder avec eux : il faut expliquer, contextualiser ». Et ces élèves, dont, précise-t-elle, une part importante provient de pays de culture musulmane, se montrent souvent « choqués, voire incrédules en apprenant qu’un enseignant ait pu être tué dans de telles circonstances ».
La colère
Quant au discours sur ces enseignants qui désormais auraient peur, éviteraient certains sujets, pratiqueraient l’autocensure, il ne trouve guère de crédit chez nos témoins. « Des élèves m’ont posé cette question récemment, expose encore Christine Guimonnet. Je leur ai répondu que la peur est un sentiment naturel, mais qu’il ne faut pas se laisser dominer par des émotions négatives, même si ce n’est pas facile. » Pour elle, ce discours qui « se répand » sur la peur des enseignants « n’est pas le reflet de la réalité ». « Les émotions font partie de notre vie et de notre métier, confirme Amélie Hart-Hutasse, mais on sait aussi qu’on doit réfléchir à ce qu’on dit en fonction de notre public : âge, niveau de maturité, contexte social… ça s’appelle la pédagogie ! » Pour elle, les champs de la laïcité, du terrorisme, de la religion – en particulier musulmane – ne sont d’ailleurs pas les seuls à poser problème aujourd’hui : « Les idées d’extrême droite, que des élèves peuvent manifester, entrent également en contradiction avec les savoirs que nous avons à délivrer. »
Reste une dernière émotion : la colère. Colère évidemment contre l’assassinat lui-même, son auteur et ceux qui ont concouru à sa réalisation. Mais pas seulement. Dans leur ouvrage, Ismaïl Ferhat et Sébastien Ledoux soulignent ainsi « un puissant sentiment sous-jacent (…) selon lequel l’institution ne serait pas aidante ou soutenante ». « Certains en font des caisses avec la larme à l’œil, et puis on passe à autre chose », déplore ainsi Candie Callu. Christine Guimonnet se dit toujours en colère contre « la solitude dans laquelle Samuel Paty s’est retrouvé. Il n’a pas été soutenu par tous, et ses derniers jours, il les a vécus dans une angoisse terrible ». Amélie Hart-Hutasse juge également que « l’isolement de Samuel Paty sur le plan de sa sécurité était anormal ».
Quand Parents vigilants s’invite
Mais, quand sa collègue veut croire qu’aujourd’hui « les alertes sont mieux prises en compte par la hiérarchie », elle cite l’exemple récent d’un collègue « objet d’une véritable campagne de haine, venue de “parents vigilants” d’obédience zemmourienne, au sujet d’un cours sur les migrations : sa hiérarchie n’a pas mesuré le danger. Heureusement le syndicat était présent, donc il ne s’est pas retrouvé seul. Encore faut-il savoir compter sur l’action collective ». Christine Guimonnet compte aussi sur le procès qui va s’ouvrir dans quelques jours, non seulement pour que soient prononcées « des condamnations à la hauteur de la gravité des faits, car sans les vidéos diffusées sur les réseaux sociaux rien ne serait arrivé », mais aussi pour obtenir « des éclaircissements sur les responsabilités des uns et des autres, à de multiples niveaux ».
« Il ne faut pas rester isolé dans son établissement, reprend la secrétaire générale de l’APHG, il faut se montrer attentif aux collègues qui arrivent, à ceux qui débutent, à ceux qui doutent, échanger dès qu’il y a un problème. » Pour elle, « une telle solidarité existait déjà dans de nombreux établissements et, dans d’autres, tout cela a favorisé davantage de cohésion ». Des vertus plus que jamais utiles, à l’écouter : « Nous sommes exaspérés d’entendre que les profs sont formidables seulement le jour où l’on commémore l’assassinat de deux d’entre nous. Le prof-bashing n’a jamais cessé. Nous en avons assez d’entendre qu’on ne travaille pas assez. Quel respect avons-nous quand nous devons enseigner dans des établissements qui prennent l’eau et où les plafonds nous tombent sur la tête ? » Amélie Hart-Hutasse ne dit pas autre chose, mais d’une manière différente : « Nos collègues assassinés, nous leur rendons hommage tous les jours, en faisant notre métier. »
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