Avec la publication, mardi 2 avril au soir, du rapport de la mission d’information parlementaire sur le financement de l’enseignement privé sous contrat, quarante années de silence, ou presque, ont pris fin. En 1984, face à la mobilisation des partisans de « l’école libre », le gouvernement socialiste avait dû renoncer à la loi Savary.
En voulant organiser un grand « service public unifié et laïque de l’éducation » intégrant l’école privée dans son périmètre, ce texte avait réveillé, à ses dépens, les démons de la guerre scolaire, qui avait fait rage jusqu’à la loi de 1905 actant la séparation de l’Église et de l’État.
Un système devenu peu à peu hors de contrôle
Depuis, une chape de plomb s’était abattue sur le sujet, que le rapport des députés Paul Vannier (FI, Val-d’Oise) et Christopher Weissberg (Renaissance, Français de l’étranger), co-rapporteurs de la mission d’information, fait voler en éclats. Ce texte copieux documente en 175 pages les dérives d’un système devenu peu à peu hors de contrôle alors que la collectivité publique le finance largement.
Il était temps. Le scandale de l’affaire Stanislas, intervenu après le lancement de la mission, faisait redouter qu’il ne s’agisse pas d’un cas isolé : cela se confirme. Le volet financier du rapport constitue le plus stupéfiant : il a été impossible aux députés de parvenir à établir un montant total annuel exact des financements publics versés aux établissements privés.
Il y a bien une ligne du budget de l’État, le programme 139, qui comptabilise l’argent versé au privé. Le rapport souligne que ce poste a « fortement augmenté », passant de 7,1 milliards d’euros en 2014 à 9,04 milliards lors du vote de la loi de finances 2024. La rémunération des personnels, assumée par l’État, en constitue l’essentiel : 8,1 milliards d’euros en 2024. Le reste est constitué du « forfait d’externat », contribution de la collectivité publique à la rémunération des personnels non enseignants (686 millions), bourses et fonds sociaux, formation des enseignants…
Une « pression » constante des établissements privés auprès des élus locaux
L’État n’est pas seul à abonder les finances des établissements privés : les collectivités territoriales y contribuent également. À hauteur de 1,8 milliard en 2021, les députés n’ayant pu obtenir de chiffre plus récent. L’essentiel est versé au titre d’un « forfait d’externat » aux contours flous. Il existe bien une circulaire établissant la liste des dépenses permises à ce titre mais, notent les députés, « chaque collectivité territoriale retient, en réalité, un périmètre et un mode de calcul différents, en raison parfois de choix politiques ». Autrement dit, c’est à la carte. D’autant que les élus locaux font état d’une « pression » constante des établissements pour augmenter leurs enveloppes, qui, selon l’Association des maires de France (AMF), citée dans le rapport, font l’objet de « discussions de marchands de tapis ».
Il faut également compter sur des effets pervers du principe d’équivalence avec le public. Ainsi, les collectivités locales qui comptent plus d’établissements classés en éducation prioritaire (REP et REP +), mieux financés, se trouvent pénalisées en devant verser des sommes équivalentes aux établissements privés de leur territoire dont les élèves, le plus souvent, n’ont pas le même profil social que les élèves de REP. Les députés préconisent donc de sortir les établissements REP et REP + du calcul du forfait d’externat.
Mais, au terme de ces recherches, on ne sait toujours pas combien d’argent public est versé au privé. Des dépenses ne sont pas comptabilisées dans le fameux programme 139, comme les rémunérations des AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap) ou celles des personnels administratifs et inspecteurs, qui consacrent une partie de leur travail aux établissements privés.
Quant aux collectivités locales, en plus des dépenses obligatoires, elles sont aussi autorisées à subventionner les établissements privés dans la limite de 10 % des dépenses annuelles de ceux-ci. Et là, c’est le flou artistique : personne, visiblement, ne s’occupe de les comptabiliser. Ce qui a permis, pour prendre cet exemple, à la région Île-de-France d’accorder, en 2016, 2 millions d’euros de subventions facultatives au privé. Somme qui est passée à… 11 millions d’euros en 2023, pour des programmes de travaux : une véritable subvention publique à la valorisation d’un patrimoine privé, qui a donc crû de 450 % en sept ans.
Les députés dénoncent encore des règles bien respectées – comme celle du 80/20 qui attribue au privé 20 % de la dépense publique éducative parce qu’il scolarise environ 20 % des élèves – mais qui en réalité… n’existent nulle part, dans aucun texte de loi ou règlement. Non écrit, également, le fait que le Sgec (Secrétariat général de l’enseignement catholique) soit devenu l’interlocuteur de l’État. Certes, il représente 96 % des établissements privés sous contrat. Mais, observe le rapport, le fait que l’État « débatte de l’allocation de moyens qui s’élève à plusieurs milliards d’euros avec un organe dont le secrétaire général est désigné par la Conférence des évêques de France constitue une dérive inacceptable dans une république laïque ».
Des dérives aux limites du conflit d’intérêts
Et des dérives, le rapport en relève d’autres. Qui peuvent se situer aux limites du détournement ou du conflit d’intérêts, quand des établissements utilisent des fonds publics à d’autres fins que celles pour lesquelles ils leur ont été attribués. Par exemple, dans le domaine de la formation, quand les fonds versés à ce titre sont attribués par un organisme, Formiris, dirigé par des représentants de l’Église, à des prestataires qui eux-mêmes peuvent être liés aux diocèses locaux. L’utilisation des crédits du Pacte enseignant, qui rémunèrent des tâches supplémentaires, à des fins autres que celles prévues est aussi suspectée, avec d’autres procédés (cours financés pour 55 minutes mais raccourcis à 50, heures d’enseignement fictives attribuées à des personnels de direction…).
Enfin, le rapport confirme ce que la Cour des comptes dénonçait déjà en juin 2023 : le privé sous contrat est un haut lieu de la ségrégation sociale et scolaire et de contournement de la carte scolaire au détriment du public. Cela parce que, si la parité est la règle en termes de financement, les règles et contraintes qui en découlent sont parfaitement dissymétriques, le privé restant, en pratique, libre de fixer l’implantation de ses établissements (dans des communes et quartiers plutôt urbains et privilégiés) et aussi de sélectionner ses élèves, soit à l’entrée, soit par des pratiques d’exclusion au fil de la scolarité – dans des conditions, écrivent les rapporteurs, « contraires au Code de l’éducation ».
Au cours de leurs auditions, les députés ont également entendu leurs interlocuteurs leur rapporter des atteintes à la liberté de conscience telles que catéchèse obligatoire ou offices religieux sur le temps des cours ou, dans un autre domaine, des manquements à la politique d’inclusion.
Pour les rapporteurs, « l’ensemble des éléments présentés dans le rapport tendent à créer un déséquilibre croissant entre l’enseignement public, soumis à la carte scolaire et à l’ensemble des obligations liées à sa mission de service public, et l’enseignement privé qui peut s’y soustraire bien qu’il soit très majoritairement financé sur fonds publics ». Une dissymétrie qui crée « un véritable phénomène de concurrence, financé par l’État lui-même, au détriment de l’enseignement public ».
Reprendre le contrôle sur ce fonctionnement pourrait passer, écrivent les députés dans les 55 propositions qu’ils formulent, par des contrats d’objectifs et de moyens passés avec les établissements privés et régulièrement évalués. Voire, avance le seul Paul Vannier, par un « malus » appliqué au financement des établissements qui pratiquent la ségrégation socio-scolaire. Un principe qui rejoint la proposition de loi déposée au Sénat par le communiste Pierre Ouzoulias. Et si la défense de l’école devenait le terrain sur lequel la gauche politique dépasse ses divisions ?