Plus que quelques dodos avant la magie et la féerie. Pour les 45 000 bénévoles recrutés en vue des jeux Olympiques et Paralympiques, cet été, en France, c’est le début d’une aventure qui s’annonce mémorable. Ce samedi 23 mars, dans la gigantesque Arena de la Défense, à Nanterre (Hauts-de-Seine), le comité d’organisation de Paris 2024 les réunit pour la première fois, pour une grande convention.
Beaucoup auront, n’en doutons pas, des étoiles dans les yeux. Le compte à rebours est lancé, la flamme va bientôt être embrasée. Les bénévoles se rassemblent. Trop heureux de pouvoir vivre bientôt une expérience qui n’a lieu qu’une fois par siècle dans notre pays, et de glisser un premier orteil dans les coulisses de l’événement.
Une même tunique pour un même statut ?
Avant de rentrer ces prochaines semaines dans un programme court de formation générale, les dizaines de milliers de bénévoles pourront, ce week-end, assister au clou du spectacle : le dévoilement en grande pompe de leur uniforme officiel fourni par Decathlon.
Une même tunique pour un même statut. Les deux éléments sont si intriqués que la seule chose que les bénévoles pourront, au terme de leur mission, retirer matériellement des Jeux, c’est précisément cette dotation vestimentaire de Paris 2024. Au cœur de la charte des volontaires mise en place par les organisateurs, tout renvoie à un engagement « libre », « de son plein gré », « de façon désintéressée », sans rien attendre en retour, etc.
Dans le détail, le régime de travail est strictement défini : « L’engagement du volontaire olympique et paralympique étant par nature bénévole, il réalise sa mission en dehors de tout lien de subordination juridique permanente, et il accomplit les tâches qui lui sont confiées sans contrepartie financière, ni compensation d’aucune autre nature. À ce titre, pendant toute la durée de sa mission, le volontaire olympique ou paralympique ne doit percevoir ou tenter de percevoir aucune rémunération, ni contrepartie directe ou indirecte, quelle qu’en soit la forme (sommes d’argent, avantages en espèce ou en nature, dons, gratifications matérielles ou pourboires). »
Sur le papier, rien à redire : « L’important, c’est de participer », selon l’expression apocryphe attribuée à Pierre de Coubertin. Mais dans les faits, tous les bénévoles des Jeux de Paris ne seront pas logés à la même enseigne, et leur convention, ce samedi, pourrait leur donner l’occasion de le mesurer.
Autour de l’Arena, des activistes et des syndicalistes s’apprêtent à diffuser un tract dont nous avons pu prendre connaissance : pointant notamment ce qu’ils désignent comme du travail gratuit pour le compte d’Omega, ils appellent les volontaires à introduire, avec leur concours, des recours pour « travail dissimulé ». L’été dernier, la Cour des comptes avait, elle, décrit la charte comme un « cadre juridique fragile » ne permettant pas d’écarter « tout risque juridique de requalification ».
Selon le collectif à l’origine de la mobilisation en gestation, « l’organisation des jeux Olympiques serait tout simplement impossible sans le travail gratuit. Il s’agit d’un choix politique : rémunérer 45 000 personnes à plein temps pendant un mois au smic coûterait moins de 100 millions d’euros, soit 1 % du budget des JO ».
Environ 150 millions d’euros pour être partenaire premium
En marge de ce débat qui déchire jusqu’au mouvement syndical, l’Humanité apporte aujourd’hui un nouvel élément passé totalement sous les radars jusqu’ici. En réalité, parmi les 45 000 bénévoles aux Jeux, il y aura au moins deux catégories différentes : d’un côté, une majorité de volontaires qui, plus ou moins soutiers, devront se débrouiller avec leurs congés, leurs emplois ou non, leurs jobs d’été ou leurs études, puis se payer le transport et trouver un logement en région parisienne sans avoir l’assurance de pouvoir assister à une épreuve, au moins, et, de l’autre, une petite élite qui, constituée de salariés travaillant pour les gros sponsors des Jeux, verront leur hébergement, leur voyage et une partie de leur temps de travail pris en charge par leurs employeurs pendant les Jeux.
Parmi les « partenaires premium » de Paris 2024 (LVMH, Carrefour, EDF, Orange, etc.) – le montant des tarifs de sponsoring à ce niveau est tenu secret, mais il tournerait, d’après les indiscrétions, autour des 150 millions d’euros par entreprise pour les JO de cet été –, le groupe Banque populaire Caisse d’épargne (BPCE) apporte près de 200 bénévoles dont une partie sera logée dans une auberge de jeunesse du Marais.
Mais c’est le géant pharmaceutique Sanofi qui se distingue avec 2 024 volontaires sélectionnés parmi ses personnels en France et dans le reste du monde. Ce qui correspond, et de loin, au plus gros contingent envoyé par une seule et même organisation dans l’armada des 45 000 volontaires. En pourcentage, Sanofi pèse donc près de 5 % dans le total des bénévoles.
Selon la documentation interne de Sanofi que l’Humanité a pu se procurer, le groupe français vante son « programme Volontaires pour les jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 » auprès de ses employés comme une « chance de représenter notre entreprise et notre pays » mais aussi une « opportunité de développement personnel ».
Dans un autre fascicule, l’entreprise présente « ce dont bénéficient les volontaires : des billets pour vivre l’expérience des Jeux en tant que spectateurs, le voyage jusqu’à Paris et l’hébergement à Paris pris en charge par Sanofi, 50 % du temps de volontariat considéré comme un “congé spécial”, un programme de développement jusqu’à la période de volontariat, avec des formations au storytelling, à la diversité et l’inclusion ». Autrement dit, un régime « premium » pour des bénévoles « premium » qui pourront, en retour, inonder le Web de leurs témoignages sur le vif accompagnés de mots-clés liés à la maison mère.
Les salariés « bénévoles » de Sanofi appelé à tout de même… poser des congés
Dans sa communication publique, Sanofi l’admet benoîtement au sujet de ses formations internes : « L’objectif n’est pas tant de préparer les volontaires à leurs missions que de les aider à devenir les ambassadeurs des valeurs de notre organisation, mais aussi les premiers supporters de l’équipe Sanofi et de tous les athlètes participants. » Une des responsables ajoute : « Nous avons une campagne spécifique et très dense qui est lancée sur les réseaux sociaux. »
Interrogé par l’Humanité, Sanofi revendique crânement son engagement et les moyens dégagés pour permettre à ses salariés de participer aux Jeux. « Cela ne fait pas partie du contrat de partenariat avec Paris 2024, nous avons des lignes budgétaires supplémentaires pour ces actions avec les bénévoles, explique un porte-parole. Par rapport aux autres sponsors, on n’a aucun enjeu commercial ou marketing dans les Jeux : on ne va pas distribuer des vaccins anti-grippe ou du Doliprane devant les stades. Nous, c’est vraiment un partenariat tourné vers l’interne qui doit servir de catalyseur pour la transformation culturelle de Sanofi vers plus de diversité et d’inclusion. »
À propos de la différence de traitement introduite parmi les bénévoles, le porte-parole du groupe pharmaceutique français ne s’avance pas trop : « Le bénévolat en tant que tel, on ne va pas dire que c’est bien ou pas bien. Il y a un rapport historique dans le mouvement olympique au bénévolat, mais c’est l’affaire des organisateurs, ça ! Ce que nous avons cherché à faire au sein de Sanofi, c’est de lever les barrières. Certains de nos volontaires nous le disent, si Sanofi n’avait pas pris en charge le logement et le transport, par exemple, ils n’auraient sans doute pas pu se porter candidats… On a levé ce frein, mais, attention, ce ne sont pas quinze jours de vacances payées par le groupe, le collaborateur doit aussi faire un geste en posant une partie de son temps de bénévole comme congé… »
Vraie fausse ironie de l’histoire : samedi, lors de la convention à l’Arena, c’est Sanofi qui présentera la séquence sur les premiers secours aux bénévoles de Paris 2024. Une formation qui pourrait s’avérer utile sur-le-champ si les autres dizaines de milliers de volontaires s’émouvaient en découvrant le régime réservé par le géant pharmaceutique à ses propres troupes…
Face aux risques de contentieux qui pourraient aboutir à des requalifications des contrats de travail, la Cour des comptes n’est pas vraiment rassurée. Dans son dernier rapport sur l’organisation des Jeux, paru en juillet 2023, elle invite à « être particulièrement vigilant sur l’application des dispositions » de la charte du volontariat olympique et paralympique.
Selon elle, les organisateurs doivent faire très attention aux catégories de missions confiées aux volontaires et aux principes d’exclusion de certaines d’entre elles. Parmi les points de vigilance, les volontaires ne doivent pas être « exposés à des situations ou des installations dangereuses pour leur santé ou leur sécurité ». Curieusement, il leur est interdit également de réaliser des « actes de traduction créateurs de droit (accident du travail, témoignages, infraction…) ».