Il est près de 10 heures ce jeudi matin et, comme chaque jour depuis une semaine, Arezki fait déjà mentalement les comptes, un œil inquiet sur la terrasse dépeuplée de son petit café-restaurant L’esprit de famille, niché dans un angle du boulevard Morland, dans le 4e arrondissement de Paris.
À vingt-quatre heures de la cérémonie des JO, quelques grillages supplémentaires ont été érigés pendant la nuit, et de nouveaux points de contrôle de gendarmerie et de police barrent les rares passages laissés aux riverains sur le quai Henri IV, achevant de donner à ce quartier situé dans « la zone grise » entre la place de la Bastille et l’île Saint Louis, les allures d’une citadelle assiégée.
À peine dix couverts par jour
« On nous a promis la poule aux œufs d’or et c’est le désert ! », s’étrangle le restaurateur, entre deux passages de fourgons de gendarmerie et de police, sirènes hurlantes. Ce sont quasiment les seuls véhicules autorisés, avec ceux des riverains, des professionnels et des visiteurs dûment dotés d’une autorisation, à emprunter le boulevard.
Autant dire que le restaurateur s’attend encore moins, en ce jour d’effervescente préparation des autorités à la cérémonie, à une affluence miracle.
« Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Les Parisiens sont partis et les touristes ne sont pas venus ! », renchérit Arezki, qui arrive péniblement à faire dix couverts par jour, depuis l’entrée en vigueur des « Pass Jeux », ces autorisations dotées d’un QR code qui réglementent l’entrée des quartiers situés le long de la Seine, dans le périmètre Silt (pour sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme), où aura lieu la cérémonie, ce 26 juillet.
« Rien de ce que nous a annoncé la préfecture de police ne s’est vérifié »
Le restaurateur en a particulièrement gros contre ces barrières qui enclavent le quartier, transforment certaines terrasses « en cages à poules » et empêchent les touristes non pourvus du sésame d’accéder à son établissement. Il déplore également les difficultés à se faire livrer sa marchandise, au point d’avoir dû se fournir à plusieurs reprises Chez Ben, l’épicier voisin, dont les comptes sont, eux aussi, frappés par la sinistrose ambiante, selon son employé.
« Rien de ce que nous a annoncé la préfecture de police ne s’est vérifié sur le terrain », peste encore le gérant de L’Esprit de famille qui raconte avoir dû subir de longues attentes face aux machines à QR Code parfois défaillantes des policiers, apparus selon lui souvent dépassés par la complexité des situations, et avoir dû fournir à plusieurs reprises, en plus de son QR code, un justificatif de domicile.
La veille, il serait par ailleurs resté immobilisé près de deux heures, à 100 mètres de son établissement, en raison d’un entraînement à une course contre la montre, qui se tenait sur le boulevard Henri IV. « Les gendarmes viennent parfois déjeuner chez moi. Ils me connaissent et ils n’ont rien pu faire sinon suivre les directives. C’est aberrant », déplore-t-il.
Certains commerçants plus compréhensifs
Romain Vidal, secrétaire général du Syndicat des restaurateurs parisiens (GHR) et propriétaire du Sully, un vaste restaurant brasserie bien en vue, accolé au Pavillon de l’Arsenal, à deux pas du métro Sully Morland, se montre beaucoup plus compréhensif face au déploiement sécuritaire – selon lui nécessaire pour assurer la bonne tenue de l’événement – et louant « l’extrême courtoisie des policiers ».
Il n’en demeure pas moins, comme Arezki, très critique sur le message délivré à la population autour de ces Jeux, aussi bien par la municipalité que par le gouvernement.
« Ils n’ont cessé de marteler aux Parisiens de quitter la capitale, de ne pas prendre les transports en commun, de louer leur logement. Le résultat est là : ils se sont tous barrés début juillet. »
Romain Vidal, secrétaire général du Syndicat des restaurateurs parisiens (GHR)
« Nous ne cessons d’alerter depuis plusieurs mois les autorités sur les conséquences de leur bashing incessant autour des JO. Ils n’ont cessé de marteler aux Parisiens de quitter la capitale, de ne pas prendre les transports en commun, de louer leur logement. Le résultat est là : ils se sont tous barrés début juillet », analyse le restaurateur.
Les cadres et employés travaillant dans les bureaux alentour auraient par ailleurs eu obligation depuis le 16 juillet par leur employeur de faire du télétravail, selon le restaurateur.
« La maire de Paris a par la suite changé son fusil d’épaule en leur conseillant finalement de ne pas partir tout en leur enjoignant de ne pas prendre les transports en commun. En gros, elle leur dit de rester enfermés chez eux. Or, un Parisien, par définition, il vit dans les terrasses de café, il ne vit pas dans son appartement qui est généralement trop petit », ironise-t-il.
« On a senti le vent tourner »
Une vague de départs qui, à ce jour, ne serait pas compensée par l’arrivée massive des touristes, contrairement à ce qui avait été fait miroiter pendant plusieurs mois. « Cela fait un moment que l’on a senti le vent tourner, que l’on sait que la promesse d’un afflux massif ne serait jamais tenue, en voyant les chiffres annoncés par l’Office du tourisme », affirme Romain Vidal.
Comme Arezki, il estime que « le touriste lambda », celui qui « n’en a rien à faire des Jeux », et « qui vient pour un séjour en amoureux voir la Tour Eiffel »-, selon les propos d’Arezki-, a tout simplement évité de venir en cette période, préférant échapper à la tourmente d’une ville sens dessus dessous, où les chambres sur Airbnb peuvent atteindre plus de 400 euros la nuit, et le ticket de métro coûte désormais 4 euros.
L’absence de touristes étrangers
David, le libraire situé non loin du Sully, sur le boulevard Henri IV, qui enregistre 30 à 40 % de pertes depuis une semaine, évalue cette absence frappante de visiteurs étrangers, à l’aune de ses piles de cartes postales qui stagnent depuis plusieurs jours sur ses présentoirs. « En cette période de l’année, c’est pourtant ce qui part le plus vite », pointe-t-il.
À proximité, les deux hôtels situés dans le nouvel îlot urbain La Félicité, un Cinq étoiles pour l’un, une auberge de jeunesse pour l’autre, font pourtant le plein.
Mais inutile pour les restaurateurs de compter sur de quelconques retombées. Les deux établissements ont été privatisés et accueillent des délégations venues pour les JO et leur forfait repas est compris dans le prix pour le premier, tandis que l’autre est doté d’une cuisine commune.
En moyenne 60 % de chiffres d’affaires en moins
Autant de facteurs qui expliquent cette chute : une moyenne de 60 % de chiffres d’affaires en moins, qui touche tous les établissements parisiens, selon Romain Vidal. « Depuis mardi dernier, je ne regarde plus les chiffres, tant ils sont démotivants », souffle Adam, le responsable de la boulangerie – pâtisserie Terroir d’avenir, installé avec les employés pour une pause sur la terrasse vide de l’établissement. Le jeune homme évalue ainsi ses pertes jusqu’à 15 000 euros par rapport au chiffre d’affaires de l’an dernier.
Qu’en sera-t-il après la cérémonie et la levée prévue des barrières et des contrôles, après le 26 juillet ? L’heure n’est pas franchement à l’optimisme chez les commerçants. Romain ne voit pas d’amélioration avant début octobre, une fois les Jeux paralympiques passés. Arezki attend, quant à lui, de voir si les choses s’arrangent, prévoyant de fermer si ce n’est pas le cas.
Seul espoir évoqué par certains : que ces jeux qui médiatiseront Paris dans le monde entier, soient « une carte postale » attrayante pour la capitale susceptible de donner envie aux touristes dans les mois ou les années à venir.
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