Dans un livre à paraître ce vendredi 1, l’ancien secrétaire général de la CGT décrit les coulisses de l’élaboration des JO qui se tiennent cet été. En tant que coprésident du comité de suivi de la charte sociale des Jeux, signée par les organisations syndicales, patronales et les collectivités impliquées, Bernard Thibault s’était fixé pour mission de porter la voix des salariés. Un défi inédit.
Qu’est-ce qui vous a poussé à entamer l’aventure des jeux Olympiques ?
Bernard Thibault
Ancien secrétaire général de la CGT
Une conviction forte : les grands événements sportifs internationaux ne peuvent plus être des bulles exclusivement financières, où on ne se préoccupe pas des conditions sociales dans lesquelles ils se préparent. J’étais encore élu au conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (OIT) pendant la dernière Coupe du monde de football : pour nous, la désignation du Qatar comme pays hôte a constitué un véritable scandale.
Nous savions dès le départ (le Qatar a été désigné en 2010 – NDLR) que ce pays allait surexploiter dans des conditions infâmes des travailleurs immigrés pour construire les infrastructures nécessaires. Cela s’est vérifié. Plusieurs milliers de personnes ont trouvé la mort sur les chantiers.
Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui vous ont accusé d’avoir servi de « caution sociale » à ce gigantesque événement marchand que sont devenus les JO ?
En 2018, une journaliste a commenté ma désignation par cette phrase : « Le comité d’organisation des JO s’assure la paix sociale. » La publication de ce livre vise précisément à prouver le contraire ! À aucun moment il n’a été question pour moi de jouer un rôle de composition, de figurant, dans le dispositif général.
Je n’ai pas accepté ce poste pour « faire bien dans la vitrine » mais pour obtenir des avancées concrètes qui serviront par ailleurs de point d’appui pour les futures compétitions de ce type. Je ne suis pas naïf quant au poids des syndicats dans ce genre d’événements : pour l’organisation des JO, nous n’avons pas obtenu de droit de veto, mais un rôle consultatif. Cela nous permet néanmoins d’agir concrètement.
Racontez-nous la naissance de cette « charte sociale des jeux Olympiques » dont la Ville de Paris s’est dotée en 2022…
C’est une première mondiale. Ce document a pour objectif de déterminer et promouvoir les engagements sociaux de la ville organisatrice autour de plusieurs axes : placer l’emploi de qualité et les conditions de travail au cœur de la préparation des JO, favoriser le développement des compétences des salariés et bénévoles engagés dans l’organisation, favoriser l’accès à l’emploi de publics éloignés, etc.
L’idée a émergé dès la candidature de Paris pour les JO, en 2012. À l’époque, j’étais en responsabilité à la CGT (en tant que secrétaire général – NDLR). Lors d’une discussion avec le maire de Paris, Bertrand Delanoë, ce dernier m’a expliqué qu’il s’inquiétait d’un argument développé par les pays concurrents selon lequel le Comité international olympique (CIO) prenait des risques en choisissant Paris. Motif ? La France serait un pays socialement imprévisible dans lequel les syndicats, en grands habitués des grèves, pourraient mettre en péril la tenue des Jeux. J’ai réfuté cet argument : jamais un événement sportif n’a été annulé dans notre pays pour ce genre de raisons, même en cas de grands conflits sociaux !
En revanche, la discussion a été l’occasion de dire au maire de Paris que je trouvais impensable qu’un pays comme la France organise un événement d’une telle ampleur sans se soucier de la question sociale. C’est dans la foulée de cette discussion qu’est née l’idée d’une charte sociale qui a ensuite été rajoutée au dossier de candidature de Paris 2012. Cela a constitué une base précieuse pour élaborer celle des prochains JO.
On ne peut que souscrire aux principes consignés dans la charte : comment s’assurer que cela ne reste pas un catalogue de belles intentions ?
En se donnant les moyens concrets de la faire appliquer. J’ai pu bénéficier de plusieurs leviers d’action, notamment ma présence, au nom des cinq confédérations syndicales, dans deux conseils d’administration : la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo), chargée de gérer la construction de l’ensemble des sites, et le Comité d’organisation des jeux Olympiques et Paralympiques (Cojop).
Avec la Solideo, nous avons pu mettre au point des dispositifs qui allaient au-delà du droit du travail pour suivre ce qui se passait sur les chantiers des JO : visites régulières de l’inspection du travail ; mise à disposition d’un local pour les représentants syndicaux ; comité de suivi associant notamment les chefs de chantier des différentes entreprises, etc. Parmi nos priorités figuraient deux enjeux majeurs : la question de la sécurité au travail et celle du travail illégal.
Vous parlez de sécurité : vous avez pourtant recensé 167 accidents au cours de la préparation de ces JO, dont 27 graves. Ce n’est pas rien !
Il n’est pas question de relativiser la gravité de ces drames : chaque accident est un accident de trop. Néanmoins, je me dois de constater que pour ces JO, où 30 000 salariés ont travaillé pendant des mois, le taux d’accidentologie est quatre fois inférieur à ce qu’on observe en moyenne sur les chantiers. Je rappelle que dans notre pays, on recense un mort dans le BTP par jour ouvré. C’est un scandale français. Nos dispositions ont donné des résultats, au point que cette expérience pourrait aider à redéfinir la manière dont s’organise le travail dans le secteur en général.
Plusieurs affaires de travailleurs sans papiers ont également émaillé la préparation des Jeux, malgré les engagements des géants du BTP…
C’est malheureusement vrai. Tout commence début 2022, lorsque je reçois une alerte de la part de Jean-Albert Guidou, responsable de l’union locale CGT de Bobigny, qui est l’une des plus mobilisées sur le sujet. Une dizaine de travailleurs maliens viennent de frapper à la porte de la permanence pour expliquer qu’ils travaillent sans papiers sur le village olympique.
On a décidé d’intervenir directement auprès du gouvernement. L’histoire est parfois faite de concours de circonstances : il se trouve que j’étais invité par la fédération de rugby au match France-Angleterre, dans le cadre du tournoi des Six-Nations, un match auquel assistait aussi Jean Castex, alors premier ministre. J’ai sauté sur l’occasion pour lui en parler directement. Castex a immédiatement compris : le gouvernement n’avait aucun intérêt à ce qu’un scandale de ce genre s’éternise, en pleine préparation des JO.
Avant l’été, les travailleurs étaient régularisés. Il y a eu, hélas, d’autres cas sur les chantiers des Jeux : au total, la préfecture de Seine-Saint-Denis fait état d’environ 150 dossiers de travailleurs sans papiers régularisés.
« Je le dis clairement : l’absence de réelles négociations avec les agents risque de peser lourd le moment venu. »
Parlons des JO proprement dits : plusieurs entreprises ont fait part de leur intention de mettre entre parenthèses le droit du travail le temps des épreuves. Craignez-vous que ces Jeux deviennent une sorte de laboratoire de la régression sociale ?
Dans le livre, j’écris que la dérogation au droit du travail est en passe de devenir une nouvelle discipline olympique ! L’enjeu est capital : ce n’est pas au droit social de s’adapter aux exigences du Comité international olympique, c’est à ce dernier de s’y conformer. Il ne faut surtout pas que ces JO deviennent une sorte de far west social, sinon l’espoir de voir les grandes compétitions internationales intégrer les droits des travailleurs s’envole.
L’offensive est venue notamment d’une filiale du CIO appelée OBS (Olympic Broadcasting Services). Entreprise espagnole chargée de la captation des images et du son lors des épreuves, elle fait venir à chaque Jeux une cohorte de techniciens du monde entier pour des diffusions à 4 milliards de téléspectateurs.
On nous a expliqué que la nature de certaines tâches ne permettait pas le respect du repos hebdomadaire. Malgré l’avis négatif des syndicats, le gouvernement a produit un décret permettant d’y déroger ainsi que pour le personnel du comité d’organisation. D’autres employeurs aimeraient avoir recours à cette possibilité : pour moi, il n’en est pas question.
Le bon déroulement des JO reposera aussi sur l’état de nos infrastructures : les hôpitaux et les transports en commun vous semblent-ils à même d’absorber le « choc » ?
Les capacités matérielles et humaines des services publics à répondre aux besoins de cet événement extraordinaire sont une condition de sa réussite. Malheureusement, de nombreux secteurs comme les hôpitaux sont déjà sous tension sans que le gouvernement n’ait imaginé des mesures exceptionnelles pour absorber le choc de l’événement, en dehors de l’interdiction des prises de congés aux personnels.
Je le dis clairement : l’absence de réelles négociations avec les agents risque de peser lourd le moment venu. Le gouvernement donne l’impression de compter sur la seule conscience professionnelle des salariés pour que tout se passe bien. Tout cela a ses limites.
Certains redoutent les effets des JO sur leur quotidien : ont-ils raison d’avoir peur ?
Il est évident que les JO auront un impact – surtout en région parisienne – sur la vie personnelle et professionnelle. Si tout le monde peut en comprendre les raisons, les changements qui pourraient intervenir sur la façon de travailler durant la période doivent eux aussi être clairement négociés rapidement.
Ne nous laissons pas imposer des mesures unilatérales comme la mise en congé d’office, le télétravail obligatoire ou de nouveaux horaires qui ne tiennent pas compte des obligations personnelles. Si des entreprises devaient fermer pendant les JO, il nous faudrait obtenir une compensation intégrale des salaires. Certains de province seront appelés en renfort sur Paris sans que leur logement ne soit organisé. On a encore beaucoup de pain sur la planche pour que ce soit réellement une fête pour tous !