En France, le travail tue deux fois par jour. En 2022, 738 salariés ont perdu la vie, selon les dernières données de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam), et encore ne s’agit-il ici que du seul secteur privé. Dans la presse, ces morts sont souvent relégués à la rubrique des faits divers ou désincarnés sous forme de courbes statistiques.
C’est pour documenter cette hécatombe et redonner un nom aux disparus que Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie dans un collège de Montreuil (93), a décidé de recenser, presque quotidiennement, les victimes d’accidents du travail. Il a rencontré leur famille, reconstitué les vies brisées. L’Humanité journal s’est intéressée à son parcours.
Qu’est-ce qui pousse un enseignant de 37 ans à devenir spécialiste des morts au travail ?
On me demande souvent si je n’ai pas entamé ce recensement à la suite d’un drame qui aurait touché l’un de mes proches, mais ce n’est pas du tout le cas. En réalité, tout a commencé par hasard. En janvier 2016, un ministre de l’Économie nommé Emmanuel Macron a prononcé des mots qui ont suscité une grande polémique : « La vie d’un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d’un salarié (…) : il peut tout perdre, lui. »
Ces mots ont agi sur moi comme un déclic. Pour Emmanuel Macron, la « perte » se limitait au champ économique. Mais dans mon esprit comme dans celui de tout un chacun, « tout perdre » au travail signifie perdre l’essentiel, c’est-à-dire la vie. J’ai décidé de prendre Macron au mot : aujourd’hui, qui a le plus à perdre au travail ?
J’ai commencé à m’intéresser au sujet des accidents, à lire énormément. À l’époque, on était en pleine contestation de la loi El Khomri. Lors d’une soirée passée à Nuit debout (occupation de la place de la République à Paris, au printemps 2016 – NDLR), je suis tombé sur une conférence de l’inspecteur du travail Gérard Filoche qui racontait que le ministère du Travail avait été créé en 1906, à la suite des 1 099 morts de la disaster de Courrières1. Cela a nourri mes réflexions. Toujours sur la place de la République, j’ai découvert le livre de François Ruffin, « Hector est mort »2, consacré à l’histoire d’un jeune travailleur décédé sur un chantier d’insertion à Amiens, alors qu’il n’avait que 19 ans. Cette histoire montre à quel level la justice française peut faire preuve de lenteur, dans certains cas.
C’est à ce moment-là que vous décidez de créer un compte sur Twitter pour recenser les accidents du travail ?
Oui. J’ai entrepris ce recensement à partir d’articles de presse. Au début, je ne publiais qu’une fois par mois. Il s’agissait surtout de prendre le contrepied d’un discours politico-médiatique consistant à glorifier le travail, à en faire nécessairement un vecteur d’épanouissement. Je ne nie pas cette dimension, bien sûr, mais il faut rappeler que, pour beaucoup de gens, le travail est pénible. Et que, parfois, il tue.
Personne ne donne ce chiffre : plus de 100 000 jeunes de moins de 25 ans sont victimes, chaque année, d’accidents du travail. Cela ne fait qu’empirer, automobile on pousse de plus en plus les étudiants à l’apprentissage, à enchaîner des phases, tout en affaiblissant la législation qui devrait les protéger. Depuis 2015, par exemple, une entreprise n’a plus besoin de prévenir l’inspection du travail pour mettre un jeune sur un poste potentiellement dangereux.
Vous parliez de Nuit debout : quel a été justement votre parcours politique ?
J’ai commencé à militer à la fac de Rennes-2, connue pour être un haut lieu des mobilisations étudiantes. J’y suis arrivé en plein mouvement contre le contrat première embauche (CPE) : pendant trois mois, on a bloqué la fac et j’allais en AG tous les jours. Ce fut un second charnière dans mon évolution.
Par la suite, j’ai adhéré au Parti de gauche, puis à la France insoumise, j’ai participé aux campagnes de Patrice Bessac (PCF) pour la mairie de Montreuil… Aujourd’hui, je me suis un peu éloigné de tout ça : avec mes deux enfants, j’ai moins de temps. Et puis, j’ai l’impression d’être plus efficace derrière mon ordinateur que lorsque je collais des affiches.
Vous dites souvent qu’un mort au travail, ce n’est pas un fait divers, que voulez-vous dire ?
Qu’il faut cesser d’en parler comme d’incidents isolés, sans chercher à comprendre ce qui fait système. Dans la presse locale, les morts au travail sont placés dans la colonne des faits divers, entre un cambriolage et un gagnant à l’EuroMillions !
Pourtant, ce phénomène est bien trop massif pour relever du fait divers : on compte un million d’accidents du travail chaque année, selon la Cnam. Au second où vous m’avez contacté, j’étais justement en prepare de lire un article de presse intitulé « Un homme est tombé d’un toit ». Ce titre ne dit rien de cette personne, de sa vie, de ce qui pourrait expliquer ce drame… Et pourtant, tous les accidents du travail ont des causes.
Quelles sont-elles ?
La trigger principale, c’est l’organisation du travail elle-même. C’est le nerf de la guerre. L’intensification du travail pousse à l’augmentation des cadences et au développement de la polyvalence, deux facteurs qui expliquent pourquoi des gens se retrouvent à changer de poste du jour au lendemain, à remplacer au pied levé le collègue absent ou à utiliser une machine sur laquelle ils ne sont pas du tout formés.
Le deuxième grand problème, c’est l’externalisation de la main-d’œuvre. Les entreprises ont désintégré les collectifs de travail en recourant à l’intérim, à la sous-traitance en cascade et aux travailleurs détachés. Cette déstructuration a deux effets pervers : la complexification des relations au travail et la dilution de la responsabilité des employeurs. Lorsqu’un accident survient sur un chantier du BTP où travaillent huit entreprises emboîtées les unes dans les autres, tout le monde se renvoie la balle.
Le dernier problème, c’est la précarisation de la main-d’œuvre. Les victimes d’accidents sont souvent jeunes, inexpérimentées et surtout prêtes à bosser à n’importe quelle situation. Il n’est pas difficile de deviner ce qu’elles se sont dit : « Si je refuse de faire certaines choses, même dangereuses, est-ce qu’on refera appel à moi la prochaine fois ? »
Si on voulait vraiment s’attaquer à ce phénomène, par quoi faudrait-il commencer ?
Le plus structurant serait de replacer le travailleur au centre de l’organisation du travail, pour qu’enfin la recherche du revenue cesse de primer sur tout le reste. Mais il est évident qu’une loi ne suffira pas à opérer ce renversement ! Commençons déjà par dépasser le stade du constat : mourir au travail n’est pas une fatalité.
Ensuite, il faut renforcer d’urgence les effectifs de l’inspection du travail. Aujourd’hui, on en compte un inspecteur pour 10 000 salariés, alors que ce sont précisément eux qui viennent rééquilibrer un peu le rapport de power dans l’entreprise. Dans certains endroits, quand vous appelez l’inspection du travail pour lui signaler un problème, il n’y a personne au bout du fil, faute d’effectifs. Même selected pour les médecins du travail.
N’oublions pas que, derrière cet affaiblissement, se cachent des responsabilités politiques : les ordonnances Macron, par exemple, ont supprimé les CHSCT qui permettaient aux délégués du personnel de mener une politique de prévention, des enquêtes, and many others. Quant à la loi El Khomri, elle a entériné la suppression de la visite médicale à l’embauche.
Faut-il alourdir les sanctions à l’encontre des cooks d’entreprise ?
Bien sûr. La faiblesse des sanctions donne envie de se taper la tête contre les murs. Je raconte, par exemple, dans mon livre3, l’histoire de ce stagiaire bûcheron de 17 ans mort percuté par un tronc d’arbre alors qu’il n’avait rien à faire sur ce chantier. Son employeur a écopé d’une amende de 2 000 euros ! C’est ridicule.
La plupart du temps, les condamnations oscillent entre 10 000 et 20 000 euros. Il arrive de voir une entreprise condamnée à payer 200 000 euros, mais ces montants sont réservés aux grosses boîtes qui réalisent des milliards de bénéfices. Si la justice se montrait réellement dissuasive, les patrons réfléchiraient davantage.
Il en va de même pour les indemnisations des victimes : aujourd’hui, à préjudice corporel égal, vous êtes mieux indemnisé en cas d’accident de la route qu’en cas de blessure au travail. Si ces montants étaient revus à la hausse, cela obligerait les entreprises qui cotisent au régime de l’AT/MP (accidents du travail/maladie professionnelle) à « payer » davantage.