Pyrénées-Orientales, envoyé spécial.
Sous le soleil catalan, Alexandre, chasuble orange sur le dos, s’approche des rails de la gare de fret de Cerbère (Pyrénées-Orientales), nichée au pied des montagnes. « Nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Il y a quelques semaines, lors de la précédente restructuration, quatre collègues sont partis. Nous ne sommes plus que huit sur ce site », déplore ce conducteur Fret SNCF.
Derrière les Pyrénées, l’Espagne et la plateforme ferroviaire de Portbou. Ici, le déclin du transport de marchandises par rail est perceptible. Vu d’en haut, face à la Méditerranée, sur la vingtaine de voies, seules cinq sont affectées à des trains de marchandises. Les autres sont désertes. Et pour cause : surnommée, « la sinistrose de Cerbère », la gare de fret a vu son activité baisser de 70 %, depuis 2017.
En ce milieu de matinée du 22 mai, une seule locomotive thermique s’active. Elle n’est pas aux couleurs vertes de Fret SNCF, mais jaune et bleu, les couleurs de DB Cargo (ex-ECR), son concurrent allemand. L’engin tracte un convoi de voitures de différentes marques venu d’Espagne. « Ce flux était auparavant géré par Fret SNCF », enrage David Cerdan, mainteneur de l’infrastructure et secrétaire CGT des cheminots de Cerbère.
Liquidation de Fret SNCF
Voici les conséquences concrètes du plan de discontinuité de Fret SNCF. Le 23 mai 2023, l’ex-ministre des Transports Clément Beaune a répondu à l’ouverture d’une enquête de la Commission européenne, au sujet de 5,3 milliards d’euros d’aides publiques versées à Fret SNCF entre 2007 et 2019, en présentant ce plan de casse de l’entreprise ferroviaire. Fret SNCF doit livrer 30 % de ses trafics (23 flux) à la concurrence, tout en renonçant à 10 % de ses effectifs (459 emplois), pour éviter un remboursement de ces aides. Une liquidation méthodique de Fret SNCF que l’ensemble des syndicats (CGT, Unsa, SUD, CFDT) entendent faire dérailler lors d’une démonstration de force, ce mardi, à Paris.
Dans les Pyrénées-Orientales, ce démantèlement est une véritable saignée. Au départ de Barcelone, Portbou ou Perpignan, au moins douze flux du territoire sont concernés. « Cela représente 95 % de la charge de travail des conducteurs. Plus de 80 postes de conducteurs, d’agents au sol ou dans l’encadrement sont menacés », résume Mikaël Meusnier. Le secrétaire général de la CGT cheminots de Perpignan a fait les comptes : en plus des quatre suppressions à Cerbère, six conducteurs fret ont été recasés sur des lignes TER. « Une collègue a démissionné, pour aller dans le privé, par peur de l’avenir », glisse-t-il.
Sur le plan de l’environnement, ce plan de discontinuité est une aberration. En quarante ans, l’activité de fret ferroviaire s’est réduite de moitié dans ce territoire. Elle ne représente que 5 % de l’ensemble du transport de marchandises, dans un département interface avec les ports d’Afrique et la région industrielle catalane, côté Espagne, contre 10,6 % nationalement et même 17 % dans le reste de l’Union européenne. En plein axe de communication européen Nord-Sud, les camions ont la part belle du gâteau : plus de 14 000 poids lourds traversent, chaque jour, les Pyrénées-Orientales.
« Au-delà de l’agglomération de Perpignan, un village comme Saint-Paul-de-Fenouillet est continuellement dans des pics de pollution ! tance Patrick Cases, agriculteur et conseiller régional PCF. Pendant ce temps, l’Europe autorise les méga-camions sur nos routes. Les solutions techniques existent pour le report modal vers le rail. Mais il manque de la volonté politique. » Selon Mikaël Meusnier, « dans le massif des Albères, la mortalité liée à la pollution est supérieure de 30 % à la moyenne nationale ».
Dans un territoire en proie à de forts épisodes de sécheresse, 20 000 camions sont attendus quotidiennement, d’ici quinze ans, si rien n’est entrepris. « La troisième voix sur l’A9 date d’une vingtaine d’années. Elle est concomitante à l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire. L’État a fait le choix du tout-routier », s’agace Patrick Cases. Pour contrecarrer cette hausse inexorable des poids lourds, syndicalistes CGT et élus communistes du département tablent sur un choc d’offre ferroviaire.
Il manque… 200 mètres de rails
« Nous plaidons pour une cohérence ferroviaire entre Cerbère, sur la frontière, Port-Vendres et Perpignan. L’idée est de permettre une meilleure fluidité du fret ferroviaire, pour offrir une alternative aux camions », résume l’élu communiste. Sur le site de Cerbère, l’enjeu serait de renforcer la liaison avec l’Espagne, grâce à une interconnexion avec un tunnel borgne (à une voie) entre le site français et Portbou.
« Ce tunnel n’est percé que de deux cents mètres, côté espagnol, et cent cinquante, chez nous. Il reste cinq cents mètres. Ce projet permettrait de laisser le tunnel existant aux voyageurs et d’améliorer la cadence du fret. Tout le monde serait gagnant », précise David Cerdan. L’interconnexion s’accompagnerait d’une relance de l’activité de trains de marchandises combinés (composés de plusieurs clients mais plus coûteux à produire), abandonnés depuis 2006 à Cerbère.
Dix-huit kilomètres plus au Nord, toujours sur la côte, le port de Port-Vendres. En 2023, 300 000 tonnes ont transité ici. Principalement des fruits et légumes venus d’Afrique, mais aussi des denrées issues de la pêche ; 30 000 camions desservent le site chaque année, via une route départementale.
Une ligne de chemin de fer, empruntée par le fret, longe pourtant Port-Vendres. Mais elle n’est pas reliée au port, située à moins de deux cents mètres. « Reconnecter le port au réseau semble logique », assure Patrick Cases. D’autant qu’un troisième quai de chargement est en cours de construction, afin de doubler dès 2025 l’activité du port.
Un maillage territorial en fret ferroviaire cohérent pourrait alimenter directement le marché international Saint-Charles, à Perpignan. Près de deux millions de tonnes de marchandises, venues d’Occitanie, d’Espagne ou d’Afrique du Nord transitent par les entrepôts de ce véritable hub. Un gros quart est destiné au marché international de Rungis, au sud de Paris. Problème : 95 % des transports s’effectuent par camions. Trente mille poids lourds traversent la zone d’activité quotidiennement, avec leur lot de pollution pour les riverains.
Avenir incertain pour le train des primeurs
Or l’infrastructure ferroviaire existe. C’est d’ailleurs depuis Saint-Charles que part le train des primeurs, en direction de Rungis. Suspendu une première fois entre 2019 et 2021, son avenir est aujourd’hui incertain. « Le 29 juin, le contrat de trois ans prend fin. Des travaux sont prévus à Rungis. Ce train fait partie des flux que Fret SNCF doit livrer à ses concurrents. Pour l’heure, aucun repreneur ne s’est déclaré », déplore Mikaël Meusnier.
Le maintien de ce flux était pourtant présenté comme une « ligne rouge » du plan de discontinuité par l’ex-ministre Clément Beaune. En vain. « La situation est stressante. En signant un CDI à la SNCF, je pensais avoir une sécurité de l’emploi. Je me suis trompé. On fait le travail sans savoir ce qu’il adviendra de nous », déplore Manu, opérateur sur le train des primeurs, qui a rejoint Fret SNCF lors de la relance du train.
Ce mercredi, le Perpignan-Rungis de 16 h 15 ne fait pas le plein. Seuls cinq compartiments sur les quatorze que comprend le train arriveront à Rungis vers 2 h 30 du matin le lendemain. « La CGT avait démarché un second chargeur. Il est toujours intéressé par ce trafic, mais la SNCF bloque », déplore Mikaël Meusnier.
A contrario, aux abords du site, c’est un flot ininterrompu de camions, portes de remorque ouvertes, qui naviguent entre les clients. « Un moyen pour les transporteurs de gagner du temps, donc de l’argent. Les entreprises assurent qu’il n’y a pas de rupture de la chaîne du froid », ironise le secrétaire CGT des cheminots de Perpignan.
Le quai d’embarquement du Perpignan-Rungis se trouve à proximité immédiate d’un terminal ferroviaire (Perpignan Saint-Charles Conteneur Terminal), combiné à la route. Un atout, alors que 40 % des volumes de Saint-Charles sont destinés à l’exportation en Europe.
Avec la relance du fret, les élus communistes réclament la construction d’une nouvelle plateforme logistique à Rivesaltes. « Comment doubler la part du fret d’ici à 2030 sans désenclaver les plateformes existantes ? » s’interroge Patrick Cases. Un objectif auquel l’exécutif, avec ce plan de discontinuité, semble avoir renoncé.