Michel Quillé, ancien directeur de la police judiciaire et ancien directeur adjoint d’Europol, vient de se voir attribuer le prix Giovanni Falcone 2024, qui récompense un professionnel travaillant dans le domaine de la criminalité mafieuse. Michel Quillé est aujourd’hui consultant en sécurité. Entretien.
Selon vous, que faut-il faire pour lutter contre la criminalité organisée à l’avenir ?
À mon avis, nous devons concentrer nos efforts dans plusieurs directions. Premièrement, pour améliorer la lutte contre la criminalité organisée, la législation pénale doit être mieux adaptée. En 2024, en matière de trafic de drogue, la France se retrouve dans la même situation que l’Italie de 1980 : beaucoup d’efforts, quelques résultats, mais rien de significatif. Lorsque l’Italie s’est rendu compte que son État de droit ne pouvait pas freiner l’activité mafieuse, elle simplement mettre en place un système judiciaire spécifiquement destiné à la lutte contre la mafia. Il s’agit d’introduire le délit d’association mafieuse, un système de repentir, un régime carcéral spécial et un système de saisie et de confiscation des biens mafieux.
Au cours des quinze dernières années, la France a amélioré sa législation contre la criminalité organisée, mais force est de constater qu’elle a été dépassée par le caractère généralisé de la criminalité organisée.
Les importantes sommes d’argent générées par les trafics permettent aux têtes de réseaux, souvent basées à l’étranger, de continuer à gérer leurs équipes de trafiquants en France. Ces criminels ordonnent même parfois l’assassinat de leurs concurrents depuis leurs cellules, et parviennent à corrompre des témoins potentiels lors de leurs procès. Un débat sur la réforme de cette législation serait possible si le temps le permettait. Je pense qu’il est déjà trop tard pour se livrer au psychodrame provoqué par l’introduction d’une législation spéciale. Seule une telle législation pourrait réduire l’impact des membres de ces groupes criminels, qu’ils soient dealers, guetteurs, nounous ou « protecteurs ».
Alors, que peut-on faire d’autre ?
Il faut intensifier la lutte contre la dimension financière des mafias : là aussi, des progrès ont été réalisés, notamment avec la création de l’AGRASC (Agence de gestion et de recouvrement des biens saisis et confisqués), mais ces mesures doivent être systématisées et accéléré. Nous devons également investir davantage dans la lutte contre la dimension numérique de la criminalité organisée. La France a bien progressé, mais nous devons en faire une priorité, tant en termes de trafic (et pas seulement de drogue) que de mécanismes de blanchiment d’argent.
Êtes-vous préoccupé par la prolifération des mafias, qui prennent de plus en plus la forme de notables et d’employés ?
En principe, le crime organisé vise à générer des profits par tous les moyens possibles. Toutes les formes de criminalité, qu’il s’agisse du trafic de drogue, de la traite des êtres humains, du trafic d’armes ou de l’élimination des déchets, génèrent d’importantes sommes d’argent. En conséquence, le profil des criminels a changé : ils sont presque inévitablement devenus des financiers. Même s’ils ne gèrent pas eux-mêmes les fonds générés par leurs trafics, les volumes financiers générés leur permettent de faire appel à des spécialistes en matière de fiscalité, de comptabilité et de transferts de capitaux. Ce qui est également apparu aux yeux des policiers ces dernières années, c’est la multidisciplinarité nature des organisations criminelles. Pour faire simple, ils passent d’un trafic à l’autre en fonction des opportunités et de la rentabilité attendue. Pire encore, cette dimension financière en croissance exponentielle permet la corruption des agents publics (police, greffiers) ou du secteur privé, comme les gestionnaires de ports et les débardeurs. .
Quel était votre lien avec le juge Falcone ?
J’ai eu une relation indirecte avec le juge Falcone, car lors d’une enquête que j’ai menée, j’ai été amené à interroger un membre de la mafia sicilienne, dont la mission était de distribuer en Europe les quantités de cocaïne que lui envoyait un cartel colombien suite à un accord entre les deux organisations. Au cours de l’entretien avec ce mafioso sicilien, il m’a révélé qu’il était un parent de Tommaso Buscetta, lui-même décrit comme le « grand repenti » et qui, sous la tutelle du juge Falcone, avait permis au Palerme maxi procès qui auront lieu en 84-85. Intéressé par le profil et les révélations du mafieux que j’avais arrêté, le juge Falcone s’est rendu spécialement à la prison de Rhône-Alpes où il était détenu pour l’interroger. Comme j’avais des informations qui étaient ne figurant pas au procès-verbal, il était prévu que je rencontre le juge Falcone pour le lui communiquer. Pour des raisons de planning, cette réunion n’a pas eu lieu. Mais dans les années qui ont suivi sa condamnation, après avoir obtenu le statut de repenti, ce mafieux était régulièrement débriefé dans sa prison française par l’un des adjoints du juge Falcone.
Mais ce rendez-vous manqué avec le juge Falcone n’était pas la dernière occasion de travailler pour lui. L’un des repentis qu’il soignait, Antonino Calderone, lui révéla qu’un grand patron de la mafia était venu fonder une famille mafieuse à Grenoble, la ville où je dirigeais alors la police judiciaire. Dès que j’ai reçu cette information, j’ai mis deux mesures en place. La première était une « Task Force » composée de policiers et de membres du fisc pour traquer toute éventuelle infiltration financière de cette famille mafieuse. Deuxièmement, j’ai développé une étroite coopération avec la police anti-mafia italienne, la DIA (Direzione Investigative Antimafia), qui, en plus d’échanger des informations opérationnelles, m’a permis de découvrir et d’intégrer les méthodes de travail anti-mafia. Peu de temps après, on m’a proposé de créer une Cellule Antimafia en France, compte tenu des résultats positifs obtenus précédemment.