Les seules puissances nucléaires d’Europe ont de nombreux points communs. La France et le Royaume-Uni contribuent tous deux à la posture de dissuasion nucléaire de l’OTAN depuis le communiqué d’Ottawa de 1974. Bien que la France n’ait pas rejoint le Groupe des plans nucléaires de l’alliance, ces deux pays sont devenus des partenaires clés dans d’importants dialogues et consultations techniques sur les questions nucléaires. . En effet, la coopération nucléaire bilatérale anglo-française s’est poursuivie à un rythme soutenu malgré les vicissitudes politiques et diplomatiques entre eux.
Alors que nous entrons dans une nouvelle ou « troisième » ère nucléaire, le Royaume-Uni et la France sont bien placés pour améliorer et approfondir encore davantage leur coopération nucléaire. Ils peuvent y parvenir en développant la recherche sur les technologies perturbatrices et émergentes, en dissuadant les nouvelles menaces dans l’Indo-Pacifique et en améliorant leur interopérabilité. Alors que les puissances nucléaires mondiales s’orientent vers une plus grande concurrence, la coopération anglo-française est vitale pour maintenir la pertinence stratégique des deux pays et renforcer la présence de l’Europe sur la scène mondiale.
Histoire de la coopération
Le Royaume-Uni et la France n’ont pas toujours entretenu des relations solides dans le domaine nucléaire. Leurs trajectoires nucléaires ont commencé à diverger à la fin des années 1950 et dans les années 1960. Les États-Unis et le Royaume-Uni se sont rapprochés tandis que la France, sous le président Charles de Gaulle, a suivi sa propre voie. Londres et Washington ont signé l’accord de défense mutuelle en 1958 et ont commencé à partager des missiles balistiques lancés par des sous-marins Polaris. La France, en revanche, a tiré des conclusions différentes des crises de Suez et Spoutnik et a vu le développement des institutions européennes comme une alternative à l’atlantisme. Malgré cette scission, la France et le Royaume-Uni ont continué à collaborer sur les questions de défense et d’aviation. Il s’agissait notamment du célèbre avion supersonique Concorde, lancé trois ans seulement après que la France ait quitté le commandement intégré de l’OTAN.
La coopération entre la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis a repris de l’ampleur dans les années 1970, notamment lorsque l’administration Nixon a adopté une attitude plus détendue face à la prolifération de la bombe en France. Washington a même fourni une certaine assistance technique au programme français de missiles balistiques. Londres et Paris se sont également rapprochés et ont même entamé des négociations sur des actifs communs. Mais c’est dans les années 1990 que les relations franco-britanniques ont atteint un niveau presque comparable à leurs relations bilatérales respectives avec les États-Unis. La Commission nucléaire mixte, créée en 1992, a contribué à éclairer leurs politiques nucléaires respectives et la Déclaration de Chequers de 1995 a publiquement reconnu l’équivalence de leurs intérêts vitaux.
Le Traité de Lancaster House de 2010 représente le cadre le plus ambitieux à ce jour pour la coopération franco-britannique dans le domaine de la défense conventionnelle et nucléaire. Renforcés par un traité supplémentaire deux ans plus tard, ces accords historiques ont aidé les deux pays à coopérer pour préserver la viabilité et la sécurité à long terme de leurs stocks nucléaires à une époque d’austérité. Depuis lors, il y a eu des déceptions indéniables du côté conventionnel, notamment l’échec à mettre en place un futur système aérien de combat commun. Les priorités politiques divergentes, la trajectoire du Royaume-Uni après le Brexit, la fin de « l’entente frugale » et le scepticisme quant à l’engagement de Washington envers l’Europe ont tous entravé les progrès dans les relations de défense anglo-françaises.
Mais du côté nucléaire, la situation est restée bien plus saine. Malgré la rhétorique politique parfois tendue de la dernière décennie, le Traité de Lancaster House est toujours appliqué grâce en partie à ses mesures obligatoires. Elle devrait désormais servir de base à l’adaptation à certaines nouvelles priorités en réponse à l’environnement stratégique modifié d’aujourd’hui, façonné par les nouvelles technologies, les nouveaux adversaires et les nouvelles capacités.
Revisiter la coopération anglo-française
Au lieu de plans trop ambitieux, il existe trois grands domaines dans lesquels les relations bilatérales entre le Royaume-Uni et la France pourraient s’améliorer pour la troisième ère nucléaire : la recherche, l’orientation régionale et la coopération en matière de sécurité.
Premièrement, l’accord TEUTATES du Traité de Lancaster House, qui régit la coopération nucléaire en matière de recherche et de développement, constitue un cadre idéal pour une coopération technique plus poussée, notamment en s’inspirant de ses recherches hydrodynamiques et radiographiques. Son installation de radiographie, Epure, devrait devenir la plus avancée au monde. Epure dispose de zones restreintes au niveau national pour les expériences de sécurité sur les ogives nucléaires françaises, la France, contrairement aux États-Unis et au Royaume-Uni, ne partageant pas ces résultats. Selon certaines estimations, les projets TEUTATES ont permis, dans leur ensemble, d’importantes économies de coûts pour les deux pays. En fonction de la volonté nationale, l’installation comprend également l’échange d’informations classifiées sur la sûreté et la sécurité des armes nucléaires.
La coopération en matière de recherche devrait être étendue sur plusieurs fronts : l’intelligence artificielle, les activités cybernétiques, l’informatique quantique et la possibilité de systèmes d’armes sans pilote. De telles technologies émergentes et perturbatrices pourraient détériorer la robustesse et la capacité de survie des moyens de dissuasion nucléaire des pays. Jusqu’à présent, le Royaume-Uni et la France semblent être des partenaires de recherche divergents, avec d’une part la loi européenne sur l’IA et la croissance de la coopération technologique en Europe, et d’autre part l’assouplissement des restrictions technologiques et l’intensification de la coopération dans le cadre du pilier 2 d’AUKUS. . Un point positif est que le Royaume-Uni a pleinement rejoint le programme Horizon Europe de l’Union européenne et a intensifié ses relations avec la France peu de temps après, bien qu’avec un financement modeste pour des projets communs. Mais ces lignes ne suffisent pas à elles seules à résister aux vents du changement politique à Londres ou à Paris. Les lier à un accord de type TEUTATES fortement investi le rendrait plus fort et attirerait davantage d’acteurs au-delà des commissions atomiques de chaque pays. Cela exclurait également l’Union européenne. Le rôle de Bruxelles étant encore sensible dans la politique britannique, cela pourrait contribuer à renforcer la confiance des Britanniques dans le plan.
Deuxièmement, l’Indo-Pacifique est devenu une région clé depuis 2010. La croissance de la Chine en tant que concurrent et possible adversaire, doté de son propre arsenal nucléaire, représente un sujet de préoccupation croissant. Le Royaume-Uni et la France ont déjà accru leur contribution à la dissuasion conventionnelle de la région avec des opérations de liberté de mer et peut-être bientôt un groupe aéronaval européen permanent. Contrairement à leurs intérêts parfois divergents en Europe, les intérêts britanniques et français convergent dans l’Indo-Pacifique, d’autant plus que l’arsenal nucléaire chinois continue de croître et pourrait menacer la sécurité européenne à long terme. La France et le Royaume-Uni ont une présence physique marginale dans la région et une capacité sous-marine limitée. Cela signifie que l’équilibre entre l’Atlantique et le Pacifique pourrait remettre en cause le principe de « suffisance stricte/dissuasion minimale » qu’ils partagent et mettre à rude épreuve leurs arsenaux. Discuter et éventuellement coordonner une division du travail dans cette région contribuerait à parvenir à une plus grande dissuasion nucléaire en mer continue – ou à une permanence française – dans la région.
De manière plus ambitieuse, la revitalisation de la Force expéditionnaire interarmées, créée dans le cadre du Traité de Lancaster House, pourrait constituer un moyen idéal pour coordonner les systèmes de livraison franco-britanniques. Actuellement, la force est trop petite pour faire la différence dans les groupements tactiques multinationaux de l’OTAN contre la Russie, et elle n’est pas non plus destinée aux campagnes aériennes et maritimes dans l’Indo-Pacifique. En 2023, Paul O’Neill a proposé de reconvertir la Force expéditionnaire interarmées au-delà des forces terrestres « en une Force d’expérimentation interarmées combinée : une unité permanente qui cherche à expérimenter de nouvelles technologies, concepts et doctrines ». Réaménagé à cet effet, un corps expéditionnaire interarmées aérien serait utile pour tester l’interopérabilité entre leurs forces aériennes et, à terme, améliorer la capacité de survie et l’échelle du système de livraison aérien français. Contrairement à la France, le Royaume-Uni ne dispose pas d’un volet aérien de la triade nucléaire, mais en suivant l’esprit du contrôle des armements, il peut chercher à améliorer celui de la France. Les pétroliers soutiennent déjà les opérations aériennes françaises et des propositions de réforme du Corps expéditionnaire interarmées existent déjà. L’ajout d’une nouvelle proposition visant à mieux tester l’interopérabilité aérienne et, un jour, à permettre à la Royal Air Force de soutenir les exercices nucléaires aériens français « Poker » contribuerait à renforcer la crédibilité et la « flexibilité » (ou souplesse) de la France.
Les défis de la coopération
Les obstacles à la poursuite de la coopération nucléaire ont toujours été les relations respectives de la Grande-Bretagne et de la France avec les États-Unis. Mais ces problèmes peuvent être surmontés si la coopération est considérée comme un complément à la dissuasion étendue des États-Unis plutôt que comme un substitut à celle-ci.
En 2012, Matthew Harries écrivait : « Il n’y a aucune raison de croire que, toutes choses étant égales par ailleurs, l’establishment nucléaire britannique poursuivrait sa coopération avec la France si cela se faisait au détriment des relations avec les États-Unis ». C’est tout aussi vrai aujourd’hui, sinon plus. La création d’AUKUS et le tournant du nouveau gouvernement britannique vers « l’OTAN d’abord » diffèrent sensiblement de l’insistance du président Emmanuel Macron sur le développement d’un dialogue stratégique européen. Les priorités divergentes, les tensions politiques et les perceptions erronées entre les « PPP » se sont parfois révélées complexes. Comme l’écrivaient Jeffrey Lewis et Bruno Tertrais en 2015, « malgré tous ses avantages hypothétiques, une relation trilatérale mal gérée pourrait avoir, pour ainsi dire, la complexité insatisfaisante d’un ménage à trois et finir par nuire aux trois côtés du triangle ».
Alors que les forces nucléaires britanniques dépendent toujours des États-Unis et que la France cherche à rester en dehors du Groupe des plans nucléaires, les observateurs ont parfois suggéré qu’une OTAN post-américaine les pousserait à converger et à défendre l’Europe. Mais quoi qu’il arrive à Washington, la France et la Grande-Bretagne auront du mal à s’aligner, car les deux capitales redoublent d’efforts soit pour défendre leurs propres intérêts vitaux en Europe, soit pour défendre en mer leurs partenaires de l’OTAN. À moins qu’un renversement dramatique à Washington ne les oblige à reconsidérer leur position – même en supposant qu’ils se choisissent mutuellement et ne s’isolent pas – la faible perspective actuelle d’adopter une direction commune ne reflète que des vœux pieux.
Au lieu d’un parapluie de sécurité franco-britannique sur l’Europe, la dissuasion coopérative est à la fois plus réaliste et plus bénéfique pour les années à venir. Cela contribue à réduire les coûts d’un programme déjà coûteux qui pourrait être utilisé à la place pour la défense conventionnelle, tout en aidant Londres et Paris à accroître la crédibilité de leurs arsenaux. Même si un tremblement de terre politique à Washington ébranle ses engagements envers l’Europe, les résultats de la coopération profiteront à la fois aux doctrines nucléaires britannique et française, y compris aux aspirations et engagements mondiaux du Royaume-Uni, ainsi qu’au souci de la France quant à la pleine souveraineté de son arsenal.
Arrêtez de vous inquiéter et apprenez à aimer la bombe de l’autre
L’orientation atlantiste et AUKUS de la Grande-Bretagne et le désir de la France d’un leadership européen en matière de défense ne sont pas incompatibles. En fait, avec l’intention du Royaume-Uni de réinitialiser ses relations de sécurité avec l’Europe et la dynamique récente avec la France en faveur d’une coopération bilatérale plus large en matière de défense, il existe une opportunité unique d’améliorer la relation stratégique entre le Royaume-Uni et la France.
Les deux pays sont devenus des leaders importants de la défense conventionnelle européenne depuis la guerre en Ukraine et partagent des relations croissantes avec tout le monde, sauf entre eux. Dans le domaine nucléaire, les arsenaux de la France et de la Grande-Bretagne sont essentiels pour dissuader de nouvelles attaques russes, combler les lacunes de la dissuasion étendue américaine et satisfaire les Européens en quête de plus de réassurance. Le renforcement de la coopération permettra à Londres et Paris de jouer plus efficacement ce rôle précieux.
Paul Cormarie est analyste politique au sein de l’organisme non partisan et à but non lucratif RAND. Il est également chercheur en nucléaire au Centre d’études stratégiques et internationales et chercheur non-résident au Modern War Institute de West Point. Il écrit sur la défense et la dissuasion européennes et est un ancien chercheur à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN.
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