Smicards aux fins de mois difficiles, passez votre chemin. Au Bon Marché, amarré dans le cossu 7e arrondissement de Paris, seuls n’entrent que les touristes prospères et les contribuables sans soucis, qui ne mégotent pas avant de débourser l’équivalent d’un RSA (environ 630 euros) pour une paire de bottines ou 9,5 euros pour une part de cheesecake à la fleur d’oranger.
Passé la porte d’entrée, actionnée par un groom au large sourire, les clients déambulent entre les stands Dior, Chanel et Guerlain, au son de discrètes envolées de musique classique. Le choix des enseignes ne doit rien au hasard : le maître des lieux, Bernard Arnault, soigne l’exposition des pépites de son groupe, LVMH, autant qu’il valorise son image de mécène.
Premières cathédrales de la société de consommation moderne
Suspendus à la verrière monumentale, des nuages fantaisie et des répliques de tour Eiffel « arty » signalent d’ailleurs le caractère hybride des lieux, à la fois temple de la consommation huppé et musée d’Art contemporain. « C’est sûr, ils abusent un peu sur les prix, murmure Delphine, une avocate de 52 ans habituée de l’enseigne. Mais la qualité se mérite. Tout comme l’ambiance et la beauté du décor. »
Il n’empêche. Il y a quelque chose d’ironique à baptiser « Bon Marché » un endroit aussi hostile aux plus modestes, qui revendique avec une morgue tranquille son goût pour le faste et le superflu.
Cela n’a pas toujours été le cas. Avant de devenir une sorte de bazar pour riches, le Bon Marché fut l’une des premières cathédrales de la société de consommation moderne. Au XIXe siècle triomphe ce qu’on appelle alors le « magasin de nouveautés », qui adopte des pratiques commerciales révolutionnaires : les prix sont fixes et affichés en évidence (auparavant, on marchandait à la tête du client) ; l’entrée est libre (on peut déambuler à l’intérieur sans rien acheter) ; on invente les soldes, qui permettent d’accélérer la rotation des stocks…
Un couple entré au panthéon de l’histoire des grands magasins
Aristide Boucicaut (1810-1877) et son épouse, Marguerite (1816-1887), connaissent toutes les ficelles de cette « révolution » : fils de chapelier né en province et issu de la petite bourgeoisie, Aristide a fait ses armes dans un magasin de nouveautés situé à Paris, où il est « monté » pour faire fortune.
Le Bon Marché est le plus ancien grand magasin de Paris, même s’il est compliqué de retenir une véritable « année zéro » pour sa fondation. Par convention, on retient 1852, date à laquelle Aristide Boucicaut devient associé des frères Videau, qui ont créé le premier magasin dans les années 1830.
Ses ambitions inquiètent les fondateurs, qui préfèrent lui céder toutes leurs parts en 1863 : devenu le seul maître à bord, Boucicaut peut laisser libre cours à sa soif expansionniste. L’essor du magasin est indissociablement lié à sa personne – puis à celle de son épouse, qui reprend la tête de l’affaire à sa mort –, au point que le couple est entré au panthéon de l’histoire des grands magasins.
La « stratégie de la pierre »
« Selon moi, Boucicaut est un entrepreneur qui va développer à très grande échelle ce qu’il a appris dans les magasins de nouveautés, analyse Florence Brachet Champsaur, docteure en histoire à l’EHESS et spécialiste des grands magasins. S’il n’invente pas forcément beaucoup, il prend le risque d’emprunter et de faire des travaux monumentaux : à force d’agrandissements, le Bon Marché s’étend sur 50 000 mètres carrés en 1887. »
Boucicaut innove néanmoins dans deux directions, reconnaît l’historienne. D’abord, il développe la vente par correspondance, se dotant d’une flotte de voitures tirées par des chevaux, qui sillonnent Paris et sa banlieue.
Ensuite, il pratique une « stratégie de la pierre » qui fera des émules. « Le principe est de s’agrandir en rachetant les commerces voisins, résume Florence Brachet Champsaur. Étranglés par la concurrence du grand magasin, les propriétaires de ces commerces ont le choix entre la faillite ou la vente. Ensuite, on réalise des travaux afin d’« harmoniser » toutes ces surfaces et de faciliter la circulation entre elles. »
Classique du roman naturaliste, chronique sociale et œuvre intimiste, Au bonheur des dames sort en 1883. Il raconte (entre autres) l’ascension d’un grand magasin parisien, qui s’inspire explicitement du Bon Marché, dont Émile Zola reprend plusieurs caractéristiques clés : détails architecturaux, agencement des rayons et, évidemment, trajectoire des personnages – son héroïne, Denise Baudu, emprunte certains traits de personnalité à Marguerite Boucicaut. Comme toujours, l’auteur s’est énormément documenté. Il s’intéresse à la révolution des pratiques commerciales opérée par ces « cathédrales du commerce moderne » que sont les grands magasins, interroge les conditions de travail des vendeuses, questionne la place ambiguë de l’argent et de l’ambition individuelle dans l’essor du capitalisme. Il montre aussi comment l’expansion des géants de la consommation de masse se fait toujours au détriment des petits commerces, broyés par une concurrence contre laquelle ils ne peuvent rien. Toute ressemblance avec l’époque actuelle étant évidemment fortuite…
« Pour l’ennoblir, on lui a accolé la spécificité « rive gauche » »
Au XXe siècle, le Bon Marché est devenu une institution de la rive gauche parisienne, mais il n’est pas encore réservé à une élite. Jusque dans les années 1980, il revendique même une image de « magasin de la famille », où l’on va pour faire réparer un bouton ou refaire ses clés.
Tout change drastiquement en 1984, lorsque l’enseigne tombe dans l’escarcelle du milliardaire Bernard Arnault, bien décidé à dépoussiérer la vénérable institution. En 1987, il nomme une nouvelle équipe chargée d’en faire « le grand magasin le plus sélectif de Paris ».
« Le fondement de notre stratégie a été d’accepter les choses telles qu’elles étaient : le quartier, le nom lourd à porter (Bon marché = pas cher), la taille (c’est le plus petit des grands magasins), pour les transformer en atouts », explique un dirigeant à l’Express en mai 1999.
L’espace est entièrement restructuré autour d’îlots qui remplacent les traditionnels rayons, une armée d’architectes d’intérieur s’occupent de la décoration et le nouveau logo porte la griffe de la montée en gamme : « Pour l’ennoblir, on lui a accolé la spécificité « rive gauche » », résume le dirigeant cité par l’Express.
40 % des clients sont des touristes
La transformation se poursuit au cours des décennies suivantes, à partir d’une même feuille de route : proposer à des clients raffinés une « expérience » unique. Quand on se rend au Bon Marché, on ne se contente pas de débourser de coquettes sommes en joaillerie ou en vêtements de luxe, on musarde entre les œuvres d’art contemporain d’Ai Weiwei, de Prune Nourry ou de Daniel Buren, on déguste un macaron dans la Grande Épicerie ou on se fait coiffer par un professionnel réputé, en attendant la prochaine carte blanche à Philippe Katerine.
Montée en gamme rime avec internationalisation. En 2015, les touristes étrangers représentent 30 % des clients (contre 20 % cinq ans plus tôt) et la moitié des ventes. Quatre ans plus tard, la proportion grimpe à 40 %. Un public « haut de gamme », provenant pour l’essentiel des États-Unis, du Japon et du Brésil.
Pour le coup ce n’est pas une spécificité de l’enseigne : la plupart des grands magasins parisiens misent de plus en plus sur des touristes ne regardant pas à la dépense.
Aujourd’hui, ce « phare » de la rive gauche parisienne semble afficher une santé insolente, mais LVMH se refuse à communiquer le montant de son chiffre d’affaires, objet de toutes les spéculations. On le comprend : parler d’argent, c’est vulgaire.
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