Ce n’est pas au son du groupe de rap marseillais IAM que, le 5 décembre 2023, Gabriel Attal a lancé son « choc des savoirs ». Sans « Ray-Ban sur la tête, survêtement Tacchini » ni « chemise ouverte, chaîne en or qui brille ». Et sans danser le MIA. Mais en annonçant qu’avec l’application MIA (modules interactifs adaptatifs) Seconde, la France deviendrait « le premier pays au monde à généraliser à titre gratuit l’usage d’une intelligence artificielle à tous les élèves d’une classe d’âge ».
Le calendrier était clair : expérimentation dès février 2024 par 3 000 à 4 000 lycéens de seconde dans plusieurs académies, puis généralisation sur tout le territoire dès septembre 2024. Mais, moins de dix-huit mois plus tard, la rue de Grenelle a éteint la sono : quand on demande ce que devient l’appli miracle, plus personne n’a envie de danser… ni de répondre.
Un marché qui coûtera entre 2,8 et 4,7 millions d’euros à l’État
À l’inverse, Thierry de Vulpillières se montre intarissable sur son bébé. PDG et cofondateur d’EvidenceB, la start-up qui a conçu MIA Seconde, il fut pendant douze ans directeur des partenariats éducatifs chez Microsoft France. Il en est parti en 2017, après la signature par la ministre Najat Vallaud-Belkacem d’un accord qui ouvrait grand les portes de l’éducation nationale aux produits de la firme de Richmond.
Aujourd’hui, il vante les vertus de l’adaptive learning (« apprentissage adaptatif »), qu’incarne selon lui MIA Seconde. Avec ses « 2 millions d’exercices » de français et de maths et ses sept algorithmes, l’appli doit être capable de proposer à chaque élève une progression adaptée à ses besoins, en « déterminant là où le gain pour l’élève est le plus rapide » et en « cherchant des exercices plus adaptés s’il échoue ». C’est ainsi que Thierry de Vulpillières entend « contribuer à la lutte contre le décrochage et l’échec ».
Tout cela pour un tarif raisonnable : signé en août 2022 par Pap Ndiaye, le marché s’élève à 2,8 millions d’euros sur trois ans – renouvelable deux fois douze mois, ce qui porterait son coût final à 4,7 millions sur cinq ans. Notons que sur les 2,8 millions initiaux, un peu plus de 2 millions sont pour EvidenceB et 750 000 euros pour Docaposte, la filiale numérique de La Poste qui héberge l’appli. Docaposte est également l’actionnaire principal d’Index Éducation, éditeur de ProNote, un des espaces numériques de travail les plus utilisés dans les établissements du secondaire.
« Si ça marchait, ça se verrait sans doute plus… »
Mais on ne pourra parler de coût « raisonnable » que quand on saura si MIA Seconde fonctionne et donne des résultats… ou pas. Et pour l’instant, les constats sont loin des annonces triomphantes de décembre 2023. Premier indice : le retard pris est considérable. Alors que l’appli devrait être généralisée depuis septembre 2024, elle est toujours dans les abîmes de l’expérimentation.
Abîmes insondables, puisque dans deux académies concernées par celle-ci, nous n’avons pu trouver… aucun enseignant pour nous en parler. Et côté syndicats, la pêche n’est pas meilleure. Antonin Pennetier, secrétaire académique du Snes-FSU Orléans-Tours, où 20 lycées sont censés expérimenter l’appli, sait qu’un appel au volontariat a été lancé à la rentrée 2024. Et c’est à peu près tout : « Il n’y a pas eu de présentation dans les instances académiques et de notre côté, nous n’avons pas eu de retours de collègues. Si ça marchait, ça se verrait sans doute plus… »
À Toulouse, le Snes-FSU a écrit à ses adhérents dans les 25 établissements réputés expérimentateurs : « Tout le monde nous a répondu ”on n’a rien vu, on ne sait pas”. Les trois quarts n’étaient même pas au courant qu’ils étaient expérimentateurs ! » s’étonne le secrétaire académique (et référent national maths) du syndicat, Pierre Priouret.
Pour lui, cette expérimentation est « une coquille vide » qu’il soupçonne de chercher avant tout à « constituer une base de données », sur la base du travail des enseignants et élèves expérimentateurs, pour, in fine, « permettre à l’appli de fonctionner ».
Une expérimentation dont l’évaluation a été externalisée
Un soupçon que l’évaluation scientifique de l’application ne lèvera pas de sitôt, ses résultats n’étant pas attendus avant janvier 2026. Une évaluation étrangement confiée non à la Depp (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère), mais à un laboratoire privé (et à capitaux saoudiens), J-PAL Europe. Où travaille tout de même Clémence Lobut, une ancienne de la Depp – qu’elle a quittée en 2022, quelques mois après avoir cosigné une note sur l’impact de l’IA en éducation. Le dossier est donc entre de bonnes mains…
Thierry de Vulpillières, lui, reste droit dans ses bottes, mettant en avant le taux de succès des élèves, « de 70 % à 90 % », affirme-t-il, aux exercices proposés par son appli. Pour expliquer le retard qui s’accumule, il lance un « ce n’est pas moi qui fais les annonces » et s’abrite derrière la valse des ministres depuis 2023. Mais il ne s’inquiète pas : « Nous, on a été payés. » De son point de vue, c’est sans doute l’essentiel.
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