Le mandat d’arrêt européen a été institué en 2002, afin de renforcer la coopération policière et judiciaire en matière pénale. Il s’agissait d’étendre le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires. Mais une telle reconnaissance suppose que les décisions judiciaires sont prises partout sur la base de droits démocratiques à peu près équivalents. On aurait pu espérer que la coopération européenne permettrait une harmonisation des législations favorables aux libertés publiques. Cela ne s’est, hélas, pas produit.
Depuis 2010, l’extrême droite s’est implantée dans plusieurs gouvernements européens. À la tête des exécutifs italien, hongrois et belge, elle participe à des coalitions gouvernementales aux Pays-Bas, en Finlande et en Slovaquie. Il existe, par ailleurs, en Italie, d’importantes dispositions du droit pénal héritées du droit fasciste et qui n’ont jamais été supprimées.
Dans le contexte actuel, le mandat d’arrêt européen devient donc une procédure délicate, et, à bien des égards, dangereuse. Puisqu’elle incite mécaniquement à collaborer avec des gouvernements d’extrême droite ou des régimes autoritaires.
Le cas de Rexhino Abazaj concentre en lui tous les périls, toutes les absurdités de cette situation. La justice hongroise a émis un mandat d’arrêt européen contre Rexhino Abazaj. Il est accusé d’avoir participé à des violences contre des militants d’extrême droite. Réfugié en France, il a été arrêté le 12 novembre par une équipe de la sous-direction antiterroriste.
Rappelons que son inculpation en Hongrie repose sur sa participation, le 11 février 2023, à une manifestation contre un rassemblement néonazi entendant célébrer la mémoire des SS.
Rexhino Abazaj est aujourd’hui enfermé à la prison de Fresnes. Ses avocats réclament sa remise en liberté, et déclarent que le mandat d’arrêt européen émis à son encontre ne peut pas être exécuté, puisque la justice et les prisons hongroises ne répondent en aucun cas aux critères exigés.
Dans le même cas que Rexhino Abazaj, Ilaria Salis a été arrêtée à Budapest à l’issue de la même manifestation. Elle est accusée de tentative d’agression et de faire partie d’une organisation d’extrême gauche. Elle risque jusqu’à vingt-quatre ans de prison.
On voit qu’il existe tout d’abord dans ces affaires une ambiance générale que l’on est bien obligé de qualifier de délirante. Voici dans un cas, une femme arrêtée pour tentative d’agression sur des militants néonazis, célébrant la SS, et qui risque, elle, et non pas eux, onze ans de prison (en cas de plaider-coupable – NDLR). Dans le cas de Rexhino Abazaj, une équipe de la sous-direction antiterroriste arrête un militant antifasciste pour le remettre à la Hongrie, État dont tous les médias proclament unanimement le caractère autoritaire.
Et, dans les deux cas, tout se passe comme si la Hongrie devenait brusquement un pays européen comme les autres. Tous les discours tenus sans cesse sur « l’illibéralisme » d’Orban se volatilisent dès qu’il s’agit de défendre les droits et les libertés les plus élémentaires. Lorsqu’il redécoupe la carte électorale, refuse de soutenir l’Ukraine, refuse les sanctions contre la Russie, ou félicite Trump, on le juge dangereux pour la liberté, mais on continuerait de pratiquer avec son régime un échange poli de prisonniers, comme si de rien n’était, comme si – par un étrange tour de passe-passe – le respect des libertés ne concernait ni les accusés ni les détenus. Mais alors qui cela concerne-t-il ?
Voici la version kafkaïenne de cette histoire : la police française « antiterroriste » arrête un militant « antifasciste » pour le remettre à un état « autoritaire », où il risque une peine « absolument disproportionnée » avec les faits qui lui sont reprochés par « une justice que domine très largement le parti au pouvoir ». Ici, tout marche à l’envers, toutes les fonctions sont perverties. La police antiterroriste arrête un antifasciste pour le remettre à un état autoritaire, au nom de la coopération européenne, qui devient, de fait, une valeur supérieure à la liberté humaine. On oublierait presque que la Hongrie a été épinglée plusieurs fois pour ses mauvaises conditions d’incarcération, et qu’à son procès, en Hongrie, la militante italienne était enchaînée au tribunal.
En résumé, nous vivons des heures étranges, où les procédures censées créer un espace commun, une justice commune, sont en réalité les outils d’une politique aveugle et répressive. On remettrait des accusés à n’importe quel régime sous prétexte que le pays fait partie de l’Union européenne, on s’en tiendrait strictement à des données formelles, à des affirmations gratuites, et qui vont pourtant à contre-courant de tout ce que nous savons.
Car personne n’ignore ce qu’est le régime de Viktor Orbán, personne n’ignore son accaparement du pouvoir, la manière dont il corrompt le fonctionnement de l’État hongrois, cela fait sans cesse la une de la presse, nul ne peut donc faire comme s’il s’agissait d’une démocratie libérale. C’est ce qui explique la très forte mobilisation autour de Rexhino Abazaj. Dans cette affaire, tout le monde sait à quoi s’en tenir. Et toutes les fables inconsistantes que le régime hongrois pourrait raconter à propos de sa justice et des conditions d’incarcération ne peuvent convaincre personne. Rexhino Abazaj ne peut pas être remis à la Hongrie.
Pour le moment, la procédure se déroule comme si la Hongrie était un interlocuteur normal, les magistrats ont demandé à la Hongrie des informations sur les conditions d’incarcération, comme la procédure le prévoit. Mais si les magistrats ne peuvent faire autrement que de suivre les procédures, et donner le change, cette demande n’en est pas moins une absurdité. On réclame des justifications que l’on sait impossibles, on réclame une réponse dont on ne peut ignorer la mauvaise foi. Personne ne pourra dire qu’il ne savait pas.
En réalité, si l’on s’en tenait aux principes, jamais Rexhino Abazaj n’aurait dû être arrêté sur la base d’un mandat d’arrêt émanant d’un régime qui se réclame lui-même de « l’illibéralisme », jamais il n’aurait dû être arrêté par la police antiterroriste, jamais il ne devrait se trouver à Fresnes.
On parle sans cesse de « transparence », mais lorsqu’on est face à un cas tout à fait clair, lorsqu’on y voit parfaitement bien, lorsqu’il n’y a aucun doute sur le choix à faire, on se conduit comme s’il fallait éclaircir le problème, en savoir davantage. On se comporte comme si la justice, la vérité, les faits, étaient des choses purement formelles, et qu’il fallait avant tout s’en tenir aux procédures, quitte à maintenir quelqu’un en prison un peu plus longtemps, quitte à réclamer des renseignements inutiles sur des choses que l’on connaît parfaitement, quitte à faire comme si l’on devait résoudre une question, alors qu’on a déjà la réponse.
Il faut que Rexhino Abazaj retrouve la liberté.
Dernier ouvrage paru : Une sortie honorable (Actes Sud).
Face à l’extrême droite, ne rien lâcher !
C’est pied à pied, argument contre argument qu’il faut combattre l’extrême droite. Et c’est ce que nous faisons chaque jour dans l’Humanité.
Face aux attaques incessantes des racistes et des porteurs de haine : soutenez-nous ! Ensemble, faisons entendre une autre voix dans ce débat public toujours plus nauséabond.Je veux en savoir plus.