Elles étaient six femmes. Deux mères, celle de Samuel Paty et celle de son fils Gabriel, deux sœurs, deux nièces, à s’exprimer vendredi 8 novembre devant la cour d’assises spéciale de Paris, pour évoquer le souvenir du professeur assassiné le 16 octobre 2020 par Abdullakh Anzorov, et leur quotidien hanté par cette soirée terrible. Cette journée du procès de l’attentat d’Éragny-sur-Oise – intitulé officiel – n’a pas apporté grand-chose sur l’enchaînement des faits ou les responsabilités des huit accusés. Elles n’étaient pas venues pour ça, mais pour parler de « Samu », celui qu’elles ont connu si vivant. Venues pour dire le deuil impossible, le sommeil jamais retrouvé, le devoir de vivre malgré tout et l’exigence de vérité et de justice – même si, comme le dira Bernadette Paty, la mère, « ce n’est pas pour autant qu’on ira mieux après ». Venues enfin et peut-être surtout, quatre ans après, pour éviter au professeur d’histoire-géographie de connaître ce sort qu’en écrivant, Aragon refusait aux Poilus massacrés de la Grande Guerre : « Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places / Déjà le souvenir de vos amours s’efface / Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri ».
“La famille entière en est détruite.”
Petite femme frêle, droite, Bernadette Paty s’avance la première pour dire le « grand vide » laissé dans leur existence par l’assassinat de son fils, une absence « de plus en plus lourde à porter » : « On est tellement détruits que mon mari (absent pour raison de santé, NDLR.) en est malade. La famille entière en est détruite. » Elle évoque surtout Samuel, cet enfant passionné par l’histoire parce qu’enseignant, comme elle, son mari lui racontait l’histoire de France au lieu de lui lire des contes. Ce lecteur insatiable qui avait accumulé une immense culture, ce passionné du débat d’idées jusque lors des repas de Noël, ce « laïque apaisé » qui n’avait pas de convictions religieuses mais les respectait toutes, au point de demander à ses parents de lui rapporter un Coran de leurs vacances tunisiennes. « C’était un intellectuel », ponctue-t-elle, comme on décerne un prix.
« Comment fait-on quand on s’appelle Gabriel Paty pour avoir une scolarité normale ? »
Jeanne Alquier à propos de son fils, Gabriel.
Un intellectuel qui a eu un fils, Gabriel, aujourd’hui âgé de neuf ans, présent dans la salle à sa demande, précise sa mère, Jeanne Alquier. Un fils qui depuis lui a souvent demandé « de lui expliquer », raconte cette professeure d’université. Mais expliquer quoi, quand chaque instant de la vie la plus quotidienne vous ramène, depuis quatre ans, au drame ? « Comment fait-on quand on s’appelle Gabriel Paty pour avoir une scolarité normale ? », questionne-t-elle, quand on habite à deux minutes à pieds du collège du Bois-d’Aulne et du lieu de l’attentat, quand on va à l’école devant laquelle on a retrouvé les couteaux du tueur, quand on doit participer chaque année aux exercices d’alerte attentat (obligatoires depuis 2016 dans les établissements scolaires), voire subir les questions ou les remarques de certains camarades de classe ? « Tous les jours, je dois me forcer pour manger avec un couteau », avoue-t-elle : « Toutes les lames nous renvoient à l’attentat ».
Quatre ans sur un fil
« Nous sommes des victimes indirectes mais la blessure que nous avons reçue ce jour-là est bien réelle », raconte cette mère : « Je me demande ce que fait une telle blessure sur un enfant de 5 ans. C’est tellement injuste… » Depuis quatre ans avec Gabriel « sur un fil qui tente de nous mener vers la vie », Jeanne Alquier veut « comprendre » l’incompréhensible, « pour pouvoir ensuite l’expliquer à [son] fils ». Elle exhorte la cour à entendre « ce qu’il a à dire dans son silence » auquel la procédure le contraint, et demande « d’expliquer, juger, et le cas échéant punir. Vérité et justice, c’est ce que demande Gabriel pour son papa ».
« Mon frère n’a pas été assassiné pour avoir montré les caricatures » mais « par un islamiste radicalisé, sur la base des mensonges maintenus »
Mickaëlle Paty, la benjamine des sœurs de l’enseignant, s’avance à son tour, grande, énergique, ses hauts talons sonnant sur le sol de la « salle des grands procès » du Palais de justice. On perçoit rapidement que c’est chez elle que la colère est la plus manifeste. Comme les cinq autres parties civiles entendues ce vendredi, avant de répondre aux questions du président Franck Zientara, elle s’appuie sur une déclaration écrite. Mais la sienne ressemble à un réquisitoire, émaillé de formules choc, énoncé sur un débit rapide. C’est elle qui rappelle que son frère « n’a pas été assassiné pour avoir montré les caricatures » de Charlie Hebdo en classe, mais « par un islamiste radicalisé, sur la base des mensonges maintenus » d’une adolescente qu’elle juge au passage « dépourvue de morale ». Puis elle se tourne vers le box pour prendre à partie les accusés : « Vous avez conçu le récit nécessaire » pour qu’Abdullakh Anzorov, dont elle rappelle que le père s’est dit « fier » de son fils, se croie fondé à tuer.
Une traversée du desert
Les effets de l’attentat sur elle, sur sa famille, y sont moins présents. Au point que son conseil, Me Thibault de Montbrial – par ailleurs le seul, parmi les avocats, à s’exprimer vendredi – doit la relancer : « Ce drame a tout cassé » confie-t-elle alors, évoquant « une traversée du désert » familiale et personnelle durant quatre ans. Peu d’évocation de son frère également, sinon pour estimer qu’il faisait preuve, dans son métier, d’une « rigueur qui dépasserait l’entendement de beaucoup de profs ». Se décrivant aussi « extravertie » que son frère pouvait être réservé, elle endosse l’habit du justicier – mais trahit aussi la culpabilité du survivant – quand elle évoque le mutisme de l’enseignant auprès de ses proches, sur l’angoisse qui le tenaillait dans les jours précédant l’attentat : « S’il m’en avait parlé, il savait que je serais montée à Conflans-Sainte-Honorine et que j’aurais foutu un sacré bordel ! » (sic).
« les visites de musée avec lui, c’était une aventure »
Avec Samuel, « on a toujours tout fait ensemble » énonce Gaëlle Paty, de deux ans sa cadette. Avec l’éclairage qui tombe du plafond de la salle des grands procès, ses longs cheveux gris clair flottants semblent nimber de lumière son visage rond. Aujourd’hui à la fois enseignante, elle aussi, et libraire, elle énonce les auteurs favoris de son frère, ce « puits de connaissance », raconte que « les visites de musée avec lui, c’était une aventure ». À Noël, « pas besoin de lui souffler des idées de cadeaux pour les enfants : il trouvait toujours lui-même… et toujours en rapport avec l’Histoire ». Comme pour ce château-fort Playmobil dont Zoé, la plus jeune de ses filles, se souvient que cet « oncle qui savait tout » l’avait construit avec elle – avant de raconter en détails, dans un moment difficilement soutenable, la soirée du 16 octobre avec les yeux de l’adolescente de 15 ans qu’elle était à l’époque.
Gaëlle Paty pense à son neveu Gabriel, qui « grandit sans père, ou plutôt avec un père beaucoup trop présent dans l’esprit de ceux qui l’entourent », et lui adresse cette promesse : « Une fois adulte, je serai là pour lui parler de son père, s’il le souhaite ». Elle est la seule à évoquer, pendant cette audience, le prix consacré à la mémoire de son frère par l’Association des professeurs d’histoire-géographie (APHG), et « tous les profs qui continuent, depuis 4 ans, la mission de Samuel ». Puis elle souligne qu’au cours de ce procès qu’elle « attend depuis quatre ans », entendre l’un des accusés, Ismaïl Gamaev – le seul à le faire – reconnaître mercredi sa culpabilité en ajoutant que c’était « la pire chose [qu’il] avait faite de la sa vie », lui avait apporté une forme de soulagement. Qu’elle a même ressenti « physiquement », précise-t-elle en réponse au président : « Ça enlève un poids ». Un apaisement qu’aimeraient bien pouvoir partager les autres parties civiles, comme sa fille aînée Salomé, qui parle du 16 octobre 2020 comme de son « dernier jour sans peur » et décrit son angoisse de voir le visage de son oncle s’effacer dans sa mémoire. Puis, évoquant le personnage symbolique que certains font désormais de son oncle : « Je ne sais pas qui c’est, ce héros ! » lance-t-elle avec la rage de celle qui n’entend pas se laisser déposséder. « Ça fait quatre ans qu’on essaie de dire qui était Samuel et que personne n’écoute. » Puisse la suite du procès lui donner tort.