Au déclin du jour, à l’heure où les uns éteignent leur écran d’ordinateur ou ôtent leur tenue de travail, regagnent leur domicile et s’apprêtent à dormir, d’autres se préparent à passer une nuit sans sommeil.
En 2022, 10,8 % des personnes en emploi travaillent au moins une fois de nuit sur une période de quatre semaines consécutives, soit une hausse de 0,8 point par rapport à 2021, selon les chiffres de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques).
Le code du travail dit pourtant : le recours au travail de nuit doit rester exceptionnel. Sous la pression de la productivité, du manque d’effectifs dans les services publics, les limites horaires sont sans cesse repoussées, brouillant la frontière entre le jour et la nuit, au mépris d’un temps de sommeil biologiquement nécessaire. Troubles métaboliques, maladies cardiovasculaires et cancers du sein comptent parmi les pathologies découlant du manque de sommeil, détaillées en 2016, par un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et confirmées par l’Institut national du sommeil et de la vigilance (INSV).
À l’occasion de la Journée internationale du sommeil, ce 14 mars, cet institut, créé en 2000, sonne l’alarme dans son enquête annuelle sur les effets délétères de « la dette de sommeil », qui se sont particulièrement amplifiés depuis la crise sanitaire. Au-delà de ces résultats, son président, le docteur Marc Rey, invoquant « un droit pour tous à un sommeil réparateur », pointe la nécessité de réduire au strict nécessaire le recours au travail de nuit.
Qu’appelle-t-on un « mauvais sommeil » et quels sont ses effets sur la santé ?
Un « mauvais sommeil » est un sommeil raccourci. Il résulte d’une quantité de sommeil insuffisante pour nos besoins, qui sont de l’ordre de sept à huit heures par nuit, même si les humains ne sont pas tous biologiquement égaux, les enfants et les adolescents ayant par exemple des besoins accrus.
Il y a également une dimension qualitative à prendre en compte : un sommeil morcelé, agité, aura ainsi peu de vertus réparatrices pour l’organisme. Notre enquête annuelle révèle que la durée moyenne de la nuit d’un Français, en semaine, est passée à six heures et quarante-deux minutes en 2024, soit seize minutes de moins qu’en 2023.
L’impact de la dette en sommeil est triple. Ses répercussions physiques sont redoutables. Les personnes qui manquent de sommeil auront ainsi une tendance à la prise de poids, le manque de sommeil favorisant en effet la sécrétion de la ghréline, l’hormone de la prise alimentaire, au détriment de la leptine, qui est l’hormone de la satiété. Une personne qui manque de sommeil aura donc tendance à augmenter ses prises alimentaires et à prendre du poids.
« Le travail de nuit est un facteur favorisant le cancer du sein chez la femme »
Il y a également un impact sur le système immunitaire. Une personne en privation chronique de sommeil est plus vulnérable aux infections. Sur le plan neurologique, le manque de sommeil induit une somnolence, une baisse de concentration et surtout des troubles de la mémoire car le sommeil est une période importante de consolidation des connaissances apprises dans la journée.
Troisième point important : les répercussions psychologiques. Le manque chronique de sommeil rend irritable, anxieux et déprimé. Notre enquête a montré l’abondance de la symptomatologie anxieuse et dépressive parmi les personnes ayant un sommeil troublé, qui a été nettement majorée lors de la crise sanitaire de 2020.
Comment ces effets se traduisent-ils chez les travailleurs de nuit ?
Ce qui apparaît le plus clairement dans nos enquêtes, c’est que le fait d’exercer un travail de nuit ou un travail à horaires décalés perturbe le rythme veille/sommeil. Et ce n’est pas sans conséquences. Tout cela est désormais parfaitement documenté. Le travail de nuit est ainsi considéré comme un facteur favorisant le cancer du sein chez la femme.
C’est pourquoi les médecins du travail doivent interroger les femmes quand elles travaillent la nuit sur leur rythme professionnel et les informer de ce risque accru. Pour les autres cancers, les études sont cependant moins concluantes et n’ont pas donné des résultats qui vont tous dans le même sens. Nous observons aussi que les travailleurs de nuit sont beaucoup plus exposés à l’obésité. Une vigilance sanitaire particulière s’impose pour tous ces travailleurs en dette chronique de sommeil.
« Il n’est pas indispensable que des commerces restent ouverts jusqu’à minuit »
La prise de conscience de ces effets délétères est-elle aujourd’hui suffisante pour imposer une réglementation plus stricte sur le travail de nuit ?
Cette prise de conscience est relativement récente. Le sommeil est bien mieux pris en considération qu’il y a vingt ans et toute l’action de notre Institut, créé en 2020, va dans ce sens. Auparavant, le sommeil était réduit à être une simple variable d’ajustement.
Il faut que les entreprises employant des travailleurs de nuit mettent en œuvre davantage de moyens pour pallier cette privation chronique de sommeil, qu’elles soient par exemple mieux équipées en termes de luminosité, en termes de salles de repos, qui ne doivent pas se réduire à une cuisine, en termes de temps de pause.
Je pense par ailleurs nécessaire de modifier un certain nombre de dispositions pour que chacun ait droit à un véritable sommeil de récupération et de qualité.
La société ne devrait réclamer un travail de nuit ou à horaires décalés qu’à des personnels indispensables. Malheureusement ce n’est pas l’évolution actuelle. C’est la raison pour laquelle nous alertons sur la nécessité de réduire le travail de nuit et le travail à horaires décalés à ce qui est strictement nécessaire pour la société. Il n’est ainsi pas indispensable que certains commerces restent ouverts jusqu’à minuit, ni que des entreprises soient ouvertes vingt-quatre sur vingt-quatre sous prétexte, par exemple, qu’elles travaillent à l’international.