Pau (Pyrénées-Atlantiques), envoyé spécial.
Née au XIXe siècle, à la lisière du Béarn et de la Bigorre, la congrégation des prêtres du Sacré-Cœur de Jésus de Bétharram n’est plus que l’ombre d’elle-même. Sur la façade de l’église, le portrait de son fondateur, saint Michel Garicoïts, a été retiré.
Tout en haut du calvaire, avec ses quatorze stations escarpées, surplombant un complexe rassemblant l’école « du Beau Rameau » – son nom depuis 2009 –, le sanctuaire marial, les chapelles et la maison de retraite, le cimetière privé, fleuri de jonquilles, déborde de « bétharramites » : ces derniers temps, il faut polir les stèles pour rajouter un nom, et enterrer un « père » ou un « frère » de plus.
Mais sur les quelques centaines de membres de la congrégation répartis dans le monde entier, de l’Asie à l’Afrique en passant par l’Amérique du Sud, ils ne sont plus qu’une poignée de vivants à résider encore dans leur fief historique à Lestelle-Bétharram (Pyrénées-Atlantiques). Avec vue sur l’enceinte de Notre-Dame de Bétharram, où, pendant des décennies, sur fond d’omerta et d’indifférence générale, des centaines d’enfants ont eu à subir les sévices les plus ignobles, désormais étalés dans la presse…
Douze religieux accusés de violences physiques et sexuelles
Dans les 140 plaintes recensées jusqu’ici par le collectif lancé en octobre 2023 à l’initiative d’Alain Esquerre, alors que les laïcs mis en cause ont tous travaillé pour le compte de la communauté, douze religieux de Bétharram sont cités comme auteurs de violences physiques et sexuelles. Tous sont décédés, sauf le père Henri, qui a passé 24 heures en garde à vue la semaine dernière : à 94 ans, il n’a pu rejoindre l’ancien séminaire transformé en Ehpad qu’à la faveur de la prescription.
Aujourd’hui, face au scandale qui s’étend chaque jour un peu plus, les derniers pères de Bétharram font le dos rond, et ne communiquent guère. Mais dimanche dernier, dans une homélie prononcée dans l’église du sanctuaire et transmise à l’Humanité par la congrégation, l’un de ses dirigeants, le père Jean-Marie Ruspil, vicaire général pour la France et l’Espagne, a livré une glose sur « l’amour des ennemis » qui peut paraître singulière.
En février 2024, après le dépôt des premières plaintes du collectif, le même avait tenté de reprendre la rhétorique mise en œuvre pour tenter de tuer dans l’œuf le scandale dans les années 1990 : « J’ai moi-même reçu des témoignages d’anciens élèves surpris pour ne pas dire choqués, parce qu’ils regrettent que ne soient pas mis en lumière les bons souvenirs à Bétharram. »
Un an plus tard, interrogé sur cette défense par nos soins, Jean-Marie Ruspil renvoie à un communiqué de presse de l’automne dernier, mais recalibre pendant l’office : « Notre famille religieuse de Bétharram reconnaît qu’il y a eu des victimes de violences perpétrées par des aînés. Nous ressentons autant de honte que de colère, et les victimes ne sont pas des ennemis mais des frères à écouter et à soutenir de notre mieux. »
Mais dans la même homélie, non sans condamner des « polémiques politiciennes », il replace ces affaires de brutalités extrêmes, d’humiliations et de pédocriminalité dans une liste des « épreuves » connues par le sanctuaire depuis des siècles. « Jésus lui-même a eu des adversaires et des ennemis, argue-t-il. L’Église, les chrétiens, l’enseignement catholique n’échappent pas à cette réalité… Comment pourrions-nous éviter cela ? Nous avons notre lot, nous sommes bien servis, c’est indiscutable. »
Un refus de voir le caractère systémique des violences
Au-delà de ce renversement victimaire qu’elle opère allègrement, Alain Esquerre décrit une communauté bétharramite « terrée dans son silence ». « Ils sont ailleurs, un peu perchés, incapables de comprendre que le monde a changé », constate-t-il. L’année dernière, une première approche de justice restaurative, accompagnée par une ONG spécialisée de Bayonne, a donné lieu à quelques échanges entre la congrégation et quelques victimes, mais selon le porte-parole du collectif, rien n’a débouché jusque-là.
« Ils ne nous proposent pas grand-chose, en dehors d’une petite messe de réconciliation, rapporte-t-il. Cela n’a aucun sens, évidemment, et ils démontrent surtout qu’ils ne comprennent pas le processus victimaire. Ils se disent que s’ils reconnaissent leurs victimes, ils vont devoir payer pour avoir brisé toutes ces vies pendant des décennies. Pour l’heure, ils refusent de voir le caractère systémique de ces violences, mais bientôt, ils n’auront pas le choix, ça viendra… »
Autre voix dans le concert qui ne devrait pas pouvoir être qualifiée d‘« ennemie », celle de Léon Laclau. Lui, c’est à Bétharram qu’il a été ordonné prêtre à la fin des années 1970, mais c’est aussi, par la congrégation, qu’il a appris qu’on lui retirait son office de curé en 2007, parce qu’il vivait en concubinage avec une femme. « Votre existence scandalise, désoriente et peine de nombreux chrétiens, lui écrit l’évêque dans une lettre remise alors par son supérieur bétharramite. Vous-même semblez aveugle de telles conséquences. »
Rédigée après la première enquête judiciaire pour « viols » sur plusieurs jeunes victimes à Bétharram, cette missive interne démontre, en creux, l’aveuglement volontaire organisé au sein de l’institution. « Ce qui me met en colère aujourd’hui, c’est le silence assourdissant de la congrégation, s’indigne-t-il sur France 3 Aquitaine, revendiquant d’avoir appartenu à Bétharram. Au sein de cette famille, dont j’ai fait partie, il y a eu des prédateurs. Il faut une sanction autre qu’un communiqué de presse. Les auteurs sont morts, d’accord, mais ils ont commis des actes ignobles qui ont blessé à vie tant de jeunes enfants. Et ça, c’est impardonnable. »
Toute sa vie, Jean-Marie Delbos a tenté de se faire entendre
Face à la communauté, Jean-Marie Delbos, 78 ans, traîne sans doute la plus longue histoire pour obtenir réparation. Dès 1961, il dénonce les violences sexuelles imposées par le père Henri – toujours en vie et pensionnaire de l’Ehpad – au petit séminaire de Notre-Dame de Bétharram.
« En réponse, j’ai été convoqué, et envoyé à l’hôpital psychiatrique pendant quinze jours. C’était horrible. » De retour chez lui, l’adolescent de 15 ans et sa famille reçoivent alors la visite « des curés de Bétharram ». « Ils ont menacé ma grand-mère en lui disant : ”Si cette affaire a des suites, on saisira vos biens.” »
Ce n’est qu’en 2007 que Jean-Marie Delbos parviendra à se faire entendre – un peu – en écrivant à Léon Laclau. Celui-ci transmet d’abord le courrier mettant en cause le père Henri à la congrégation, sans succès. Puis il s’adresse directement au Vatican, qui répercute l’alerte à l’évêché de Limoges, où officiait alors le religieux. Le courrier arrive finalement jusqu’à la justice, qui entend Jean-Marie Delbos. Mais sa plainte est classée pour cause de prescription. « Malgré le classement, j’ai continué d’alerter l’Église. Une enquête canonique a été menée. Mais c’étaient deux curés de Bétharram qui s’en occupaient ! Je leur ai dit : vous n’avez pas l’impression d’être un peu juge et partie ? »
« Ces gens ne représentent plus rien de la société »
Officiellement, rien ne ressort de cette enquête. « Et un jour, raconte Jean-Marie Delbos, l’évêque de Bayonne, Mgr Marc Aillet, est venu me voir, avec d’autres hauts responsables. Ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas d’argent à me donner, mais qu’ils m’assuraient que le père Henri resterait à Bethléem, privé de ministère, et ne reviendrait jamais en France. En réalité, trois ans plus tard, il était de retour à Bétharram ! »
Trompé une fois de plus par les promesses de l’Église, Jean-Marie Delbos ira protester en 2021, à Lourdes, lors de la conférence des évêques de France, brandissant une pancarte avec ces mots : « Victime de Bétharram 1956-1962 et cocu ». Nous sommes alors un mois après la remise du rapport Sauvé sur la pédocriminalité dans l’Église. Dans ce cadre, l’ancien élève obtiendra la reconnaissance de son statut de victime, ainsi qu’une indemnisation, en 2023, par la Commission Reconnaissance et réparation. Aujourd’hui, toutefois, il assure ne « rien vouloir pardonner ». « La réponse de l’Église dans cette affaire, ça a toujours été : ”Circulez, y a rien à voir.” Leur seul objectif, c’était d’enterrer le dossier. »
À Bétharram, le temps joue cette fois contre l’amnésie collective, et les eaux verdâtres du gave de Pau ne laveront pas les crimes. L’an dernier, Mgr Marc Aillet, très lié au milieu traditionaliste dans le monde catholique français, avait pensé faire démarrer son pèlerinage annuel depuis le sanctuaire : il a été contraint d’y renoncer sous la pression du collectif de victimes.
« Dans les années 1980-1990, quand ce type de rendez-vous était organisé là-bas, il y avait 1 500-2 000 participants, des embouteillages partout, se souvient Alain Esquerre. Aujourd’hui, quand l’évêque de Bayonne vient à Bétharram, il y a 30 bonshommes. Ces gens ne représentent plus rien dans la société, et comme ils sont incapables de nettoyer leurs propres écuries, leur hypocrisie les tuera. » L’animateur du collectif des victimes souffle quand même. « Quand je vais sur place, ça m’arrive encore d’entendre des gens dire que c’était plus confortable quand on ne parlait pas… Mais c’est terminé. Il va falloir que l’Église s’en rende compte. »
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