Le « choc des savoirs », annoncé fin 2023 par Gabriel Attal et dont sa successeure, Nicole Belloubet, a repris le flambeau, fait l’unanimité contre lui dans le monde de l’éducation. Malgré la multiplication des mobilisations, l’exécutif persiste et signe et est passé en force : les arrêtés et décrets, imposant notamment la création de groupes de niveau au collège – l’une des mesures les plus controversées -, ont été publiés le 17 mars. La contestation ne s’est pas éteinte pour autant. Et pour cause…
C’est dans des quartiers, des communes, des départements populaires, comme en Seine-Saint-Denis, que se manifeste le plus fort rejet du « choc des savoirs ». Pourquoi ?
Stéphane Bonnéry
Professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-VIII Saint-Denis, membre du comité exécutif national du PCF.
Parce que les habitants et les enseignants ont bien compris qu’ils seraient les premières victimes de cette réforme. Ce sont souvent des endroits où existait déjà une mobilisation contre le manque de moyens dans l’éducation, et les gens ont vite compris que ce qui va se passer, c’est un tri social des élèves. On peut dire que la mise en œuvre de cet ensemble de mesures conduirait à un retour à la situation qui prévalait entre 1959 et 1975, c’est-à-dire jusqu’à la réforme Haby créant le collège unique. Jusque-là, les enfants sortaient de l’école primaire pour entrer dans des filières différenciées et même des collèges différenciés. Cette réforme nous ramène là : dès l’entrée en 6e, les groupes vont opérer un tri basé sur les performances individuelles de l’élève.
Mais pourquoi ces groupes ne pourraient pas être bénéfiques aux élèves en difficulté ?
Si c’était en plus des heures de cours habituelles, pour faire du rattrapage, de la mise à niveau, à la limite pourquoi pas. Mais là, c’est à la place des cours communs. Donc quand le groupe des « bons » avancera sur certains sujets, les autres, eux, ne pourront plus aborder ces mêmes sujets. Cela signifie que dès la sortie du CM2, on renonce à leur permettre de s’approprier des opérations plus difficiles, des savoirs plus conceptuels. Le 1er degré et le lycée sont également concernés, puisque l’école primaire va devenir – ou redevenir – une gare de triage social entre ceux qui auront droit au groupe de niveau qui prépare à des études longues et ceux qui se verront dès ce moment-là barrer la route vers le lycée.
Pourquoi dites-vous que les classes populaires seront les plus concernées ?
Parce que sans le dire ouvertement, cette réforme renonce au projet de l’école républicaine : constituer une culture commune entre les élèves et au final, entre les citoyens. Elle assume une logique qui dit : à chacun son programme. Les familles où l’on a fait des études longues ont intériorisé les logiques scolaires : on élève les enfants en faisant attention au langage, on trie les jouets en fonction de critères logiques… en fait on y éduque les enfants comme à l’école.
Mais dans la majorité des familles, on n’apprend pas à apprendre. Or, avec le « choc des savoirs », ces enfants-là seront envoyés sur une autre voie. On parle d’individualisation des parcours mais il s’agit bien de tri social : donner à chacun une formation vers des niveaux différents d’employabilité en ne laissant aux plus faibles qu’un niveau minimal.
Pour le gouvernement, il s’agit seulement d’apporter une réponse ciblée à un problème précis…
Non : c’est un projet que l’on retrouve dans « l’espace européen de l’éducation » de la Commission européenne et dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, imposée en 2007 pour remplacer le traité constitutionnel européen rejeté. Ce choc des savoirs est un décalque de cette conception de l’éducation qui deviendrait un espace marchand, livré aux lois de la concurrence. On considère qu’on n’a pas à dépenser trop pour former de futurs travailleurs destinés à des emplois subalternes et mal payés. Ce nom de « choc des savoirs » est une imposture : en réalité c’est « à chacun son savoir », avec une ambition éducative et sociale minimale.
Le DNB, diplôme national du brevet, est également concerné…
Oui, puisqu’il deviendrait la condition pour accéder au lycée. De ce fait, deux scénarios sont envisageables : ou bien on maintient le DNB à un niveau ambitieux – mais dans ce cas, comment y préparer la part des élèves qui seront restés dans les groupes « faibles » pendant quatre ans ? On leur dira qu’ils n’ont pas le niveau… alors que tout aura été fait pour qu’ils ne l’aient pas.
L’autre option, c’est de baisser le niveau du DNB, qui deviendrait une sorte de certificat d’études, comme sous la IIIe République… Mais on peut supposer que l’objectif est bien de faire des économies en restreignant l’accès au lycée général et en l’adossant à un lycée professionnel à la fois régionalisé et largement privatisé, comme les dernières réformes en dessinent le contour.
Pour autant, on ne peut pas nier les problèmes du collège ?
Parce que depuis la massification, on n’a pas pris la mesure de ce qu’impliquait la réussite scolaire de tous. Dans les années 1960, la classe de seconde accueillait seulement des élèves issus des élites – et quelques boursiers. Et ils avaient à leur disposition des surveillants, des répétiteurs… qui ont peu à peu disparu, parce qu’on les a incités à devenir professeurs afin d’absorber le nombre croissant d’élèves. Donc dès le départ, avec des élèves plus divers et moins encadrés, la question des moyens pédagogiques et humains était posée.
Et depuis trente ans, en dépit des alternances politiques, on constate une continuité dans le renoncement à la constitution d’une culture commune au nom de l’individualisation des apprentissages… et des économies. On a saboté l’école ! Aujourd’hui, on se trouve à un tournant : pour faire encore plus d’économies, on renonce à l’objectif républicain. C’est un modèle de société où, au bout du compte, chacun doit négocier son poste dans un face-à-face inégal entre l’employeur et le salarié, puisque les parcours individualisés ne donnent plus droit à des diplômes communs qui impliquent des grilles communes de qualification et de salaire…
Que peut-on faire pour l’éviter ?
Cette nouvelle réforme a le mérite, si on peut dire, de rendre les enjeux plus clairs. Si on veut être ambitieux, il faut des conditions d’accueil dignes, mettre des profs en face des élèves. Aujourd’hui, le métier d’enseignant est abîmé, il ne fait plus envie : il faut revaloriser la fonction avec les salaires. Redonner au métier son but, qui est de permettre la réussite de tous pour construire une culture commune, ce serait à nouveau motivant pour les futurs enseignants.