« SNCF : comment la gréviculture maison a fait dérailler l’activité fret. » Ce titre de l’article du Figaro paru le 18 novembre résume à lui seul le déraillement médiatique autour du mouvement de grève à la SNCF de ce jeudi 21 novembre. À l’appel d’une intersyndicale (CGT, Unsa, SUD, CFDT), cette mobilisation pourrait être reconductible à compter du 12 décembre. Mais le problème est ailleurs. « Notre société est celle du buzz. C’est plus simple de le faire sur les perturbations du trafic à Noël que de débattre d’une société où les transports seraient décarbonés », déplore Fabrice Charrière, de l’Unsa.
Selon la doxa libérale, un spectre hanterait donc l’Hexagone, celui d’une grève SNCF durant les fêtes. Qu’importe si, dans l’agriculture, l’industrie, la fonction publique, la colère sociale déborde. Si aucun syndicat n’appelle, pour l’heure, à se mobiliser durant les congés de fin d’année. Ce mercredi, lors d’un entretien réquisitoire sur BFM Business, Thierry Nier (CGT cheminots) résumait la situation : « Ne gâchons-nous pas le temps à parler des conséquences de cette grève, plutôt que d’évoquer ses causes ? », à savoir la liquidation de Fret SNCF.
Pourquoi la liquidation de Fret SNCF prend des allures de scandale d’État ?
Derrière cet emballement médiatique se cache un scandale d’État. L’opérateur public de transport de marchandises, Fret SNCF, disparaîtra au 1er janvier 2025. Deux filiales vont le supplanter : Hexafret, dédiée aux activités de transport de trains mutualisés, et Technis, pour la maintenance.
Une liquidation décidée par l’ex-ministre des Transports, Clément Beaune, en mai 2023. Avec ce plan de discontinuité, l’exécutif espérait éviter une condamnation de Fret SNCF par la Commission européenne à la suite de l’ouverture d’une enquête pour 5,3 milliards d’euros d’aides publiques perçues par l’opérateur entre 2007 et 2019. « Ce plan de discontinuité est le choix du pire pour l’environnement, mais aussi pour l’aménagement du territoire ! » tance Thomas Clavel, secrétaire général de la CFDT cheminots. Pour rappel, en France, les transports sont responsables de 30 % des gaz à effet de serre, dont 90 % causés par les camions.
Fin 2023 et à la demande du groupe GDR à l’Assemblée nationale, les auditions d’une commission d’enquête sur les conséquences de la libéralisation du fret ferroviaire présageaient que cette liquidation était anticipée dès 2019. Un précédent plan de discontinuité de Fret SNCF avait alors été commandé au cabinet McKinsey par les services du ministère des Transports, à l’occasion du « nouveau pacte ferroviaire », qui actait dès 2018 le désossage de la SNCF. Lors de son audition, Sylvie Charles, l’ex-directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics, entre 2010 et 2020, assurait que « l’étude de McKinsey ne garantissait ni la viabilité ni le report modal ».
S’appuyant sur une des recommandations du rapport de cette commission d’enquête, l’intersyndicale cheminotes réclame à l’unisson un moratoire sur l’actuel plan de liquidation de Fret SNCF. « Cette mesure permet d’évaluer l’impact sur l’outil industriel et les conséquences de la discontinuité sur le report modal », insiste, dans un communiqué, SUD rail.
Pourquoi les communistes et insoumis réclament un débat sur le moratoire à l’Assemblée ?
Dans un courrier envoyé au premier ministre, le lundi 18 novembre, André Chassaigne souligne qu’il « appartient à l’État de faire valoir que l’atteinte de l’objectif de doublement de la part de fret ferroviaire à l’horizon 2030 permettrait de réaliser 10 milliards d’euros d’économies sur ces externalités négatives dont le coût annuel global s’élève à 115 milliards d’euros ».
Le coprésident du groupe GDR et chef de file des députés communistes, tout comme sa collègue insoumise Mathilde Panot réclament à Michel Barnier, conformément à l’article 50-1 de la Constitution, « un débat suivi d’un vote sur l’opportunité de prononcer un moratoire sur le démantèlement de Fret SNCF et de rouvrir les négociations avec la Commission européenne ».
Une perspective que l’exécutif, sous pression des agriculteurs, vient de confirmer, s’agissant de la ratification du Mercosur. Mais, pour l’heure, le gouvernement reste sourd aux revendications cheminotes. Un deux poids, deux mesures qui s’est matérialisé le 28 octobre. En confirmant la liquidation de Fret SNCF, le ministre délégué aux Transports, François Durovray, a rompu tout espoir de dialogue social et provoqué, en réponse, le rapport de force des syndicats par la grève.
Car, au travers ce plan de discontinuité, c’est l’équilibre complet de la filière du fret ferroviaire qui se pose, alors que le rail ne transportait dans l’Hexagone que 10,6 % du trafic des marchandises en 2021, contre 17 % dans le reste de l’Union européenne. En plus du scindement en deux entités de Fret SNCF, l’entreprise doit se délester de 40 % de ses actifs immobiliers, vendre 39 de ses locomotives électriques et restituer 23 engins moteurs loués. Dans un rapport présenté en CSE de Fret SNCF en date du 29 octobre, que l’Humanité a pu consulter, le cabinet Secafi Alpha pointe que ces mesures « se traduisent par un amaigrissement significatif des nouvelles entités en comparaison des actifs valorisés. Dans les faits, la valeur totale ayant vocation à rester dans les deux entités serait de 54 % de celle de Fret SNCF ».
Pourquoi Fret SNCF a-t-il dû céder ses 23 flux les plus rentables à ses concurrents ?
Les deux entités qui supplanteront Fret SNCF se retrouvent ainsi grandement fragilisées, bien que l’actuel opérateur ait détenu 49 % du marché en 2021, contre 13 % pour DB Cargo France (ex-ECR) et 14 % pour Captrain. Avant sa liquidation, courant 2023, Fret SNCF a dû livrer à ses concurrents 23 de ses meilleurs flux de trains dédiés, avec un client unique, les plus rentables.
Le transporteur allemand DB Cargo a raflé la mise en récupérant au moins 8 de ces flux. La filiale de la Deutsche Bahn est pourtant sous le coup d’une enquête de la Commission européenne pour des faits similaires à ceux reprochés à l’opérateur français, depuis janvier 2022. Selon le rapport Secafi Alpha, Hexafret, qui supplante Fret SNCF, pourrait sous-traiter 4 de ces flux jusqu’en 2026.
Inclus dans les 23 flux, le train des primeurs, le Perpignan-Rungis, est à l’arrêt depuis juillet. « Cette ligne a été remplacée par 20 000 camions. C’est un gâchis environnemental autant qu’un gâchis financier, 36 millions d’euros d’argent public ont été engagés pour une gare du MIN de Rungis sans trains. La fin de Fret SNCF accélérera sans aucun doute ce désengagement », déplore le sénateur PCF du Val-de-Marne, Pascal Savoldelli.
Quel avenir pour Hexafret ?
Sur le volet social, ce plan de discontinuité prévoit la suppression de 10 % des emplois de Fret SNCF. « Je me suis engagé à retrouver une place dans le groupe pour chacun des cheminots concernés par les 500 disparitions de postes. Certains iront dans les activités TER. Il n’y aura aucun licenciement. Mon rôle est aussi de veiller au maintien de conditions sociales protectrices dans les nouvelles sociétés », a prévenu, dans la Tribune Dimanche, le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou.
Une promesse qui semble être tenue, selon Alexandre Foures. Le secrétaire CGT du CSE de Fret SNCF souligne cependant qu’« une soixantaine d’agents sont sans solution de reclassement, mutés d’office à la SA SNCF, sans perspective de rester dans les futures sociétés ».
La viabilité d’Hexafret et de Technis est aussi en suspens. S’agissant de la filiale dédiée aux activités de transport de trains mutualisés, elle ne peut candidater sur le marché des trains dédiés (client unique) pour une période de dix ans. Or l’équilibre du fret ferroviaire dépend de la combinaison de wagons isolés, composés de plusieurs clients et plus coûteux à produire, et de trains dédiés.
« Sans soutien public, la pérennité de l’activité serait injouable. Le wagon isolé est déficitaire et ne peut s’inscrire dans une logique de concurrence que s’il est aidé », note d’ailleurs le rapport Secafi Alpha. « En CSE, ce mardi 19 novembre, on nous a informés que différents marchés, clients de Fret SNCF, sont en difficulté : la sidérurgie, les céréales, la chimie, l’automobile. La conjoncture économique en France n’est pas bonne. La viabilité d’Hexafret se pose ! » tranche Alexandre Foures.
Une liquidation qui prépare une privatisation plus large ? L’ouverture du capital de Rail Logistics Europe, la holding de la SNCF regroupant toutes les activités de transport de marchandises, est dans les cartons à l’horizon fin 2025.
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