Envoyée spéciale, Sheffield (Royaume-Uni).
C’est un jour comme la ville du nord de l’Angleterre en a peu vu ces derniers mois. Mercredi 19 mars, le soleil s’est levé sur Sheffield sans un nuage pour le voiler, éclaboussant de sa lumière les briques rouges des bâtiments, témoignages de l’ancienne grandeur industrielle de la cité. Rien ne semble perturber la quiétude de la matinée, douce pour un crépuscule d’hiver, excepté dans Lumley Street. Dans cette petite rue pentue, qui suit un bras de la rivière Don, s’activent plusieurs dizaines de personnes. Certaines arborent fièrement des chasubles syndicales dont la bande phosphorescente scintille au soleil. D’autres brisent la torpeur matinale en faisant retentir le son strident de cornes de brumes. Les derniers toisent les managers de Veolia, qui assistent au rassemblement derrière un maigre cordon de sécurité, constitué par quelques agents d’une société privée.
« On voit bien qu’ils nous prennent en photo, qu’ils nous filment, mais on n’a rien à se reprocher », glisse l’un des syndicalistes venus soutenir les grévistes de la multinationale française. Un cortège se forme, une banderole se déploie, des slogans s’enchaînent. Et qu’importe que nous soyons en plein cœur du comté du Yorkshire, ceux-ci ne sont pas clamés en anglais, mais en français : « Veolia, honte à toi ! »
« C’est important de montrer qu’on est solidaires »
Dans les rangs des éboueurs anglais de Veolia – en grève depuis le mois d’août 2024 pour réclamer la reconnaissance officielle de la représentativité de leur syndicat, Unite the union – se trouvent une poignée de militants de la CGT. Eux aussi ont revêtu leur chasuble, mais le sigle de la centrale française leur confère une allure exotique. Coude-à-coude dans le défilé avec leurs camarades britanniques, la barrière linguistique les empêchent de se livrer à de grandes effusions de solidarité. Mais les regards émus et les accolades ne trompent pas : les grévistes de Veolia – qui débutent habituellement leur journée de travail à 6 h 30 et la terminent lorsque toutes les poubelles sont ramassées, qu’il soit 10 heures ou 15 heures – tiennent en haute estime les salariés d’outre-Manche. venus les visiter. « On ne fait pas grand-chose, mais c’est important pour nous de montrer qu’on est là, qu’on est solidaire », souffle Mathieu Dougoud, secrétaire général de la fédération CGT construction, bois et ameublement. Avec huit autres représentants, celui-ci a sauté dans un avion, direction le Royaume-Uni, pour assurer les grévistes de leur soutien indéfectible.
Ce n’est pas la première fois que la CGT côtoie les téméraires syndicalistes anglais. Les représentants de Unite – la plus importante centrale syndicale du Royaume-Uni, avec plus de 1,2 million d’adhérents en Grande-Bretagne et en Irlande – travaillent d’arrache-pied pour rétablir ce qu’ils estiment être une terrible injustice, et surtout une atteinte aux libertés syndicales. Ils sont prêts à tout pour convaincre Veolia de revenir sur son refus de reconnaître la représentativité de la section Unite du dépôt de Lumley Street.
Il y a un mois, des représentants d’Unite s’étaient déplacés devant le siège de Veolia à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) pour clamer leurs revendications sous les fenêtres de la direction générale. Quelques jours avant la manifestation de Sheffield, ils ont à nouveau traversé la Manche, cette fois-ci pour manifester devant les actionnaires de Veolia. « On va mettre la pression sur la direction, les actionnaires, les clients, jusqu’à ce que Veolia se décide à résoudre ce conflit », assure Dave Trubshaw, coordinateur syndical Unite. À chaque visite en terre française, la centrale anglaise peut compter sur la fédération CGT de la construction pour prodiguer renfort et matériel de sonorisation. De quoi ne pas laisser les actions inaperçues. « Ils sont adeptes des petites actions isolées, mais, nous, on peut leur apporter du nombre. C’est important de les aider », assure Yazid Cherfaoui, élu CGT chez Engie.
Pour la direction, le conflit est intersyndical
Une politique du « ne-rien-lâcher » qui, faute de s’être pour le moment traduite par une victoire syndicale, commence à irriter Veolia. Dans des tweets publics adressés à la centrale syndicale, l’entreprise de gestion de l’eau et de traitement des déchets dénonce une « longue campagne de harcèlement et de diffamation ». Mais les syndicalistes anglo-saxons connaissent bien les vertus de la persévérance et de la mise sous pression des directions. Elles se sont soldées par une victoire en 2023 en Irlande. Quatre salariés syndiqués chez Unite s’étaient fait licencier par Murphy, société de construction. « On aurait pu décider d’aller au tribunal, mais on a pris une autre voie. On a mis au point un plan d’attaque, on a mis graduellement la pression, jusqu’à ce que l’entreprise accepte de réintégrer les travailleurs », se souvient Keith Murdiff, syndicaliste chez Unite. Là aussi, l’organisation britannique avait appelé à la rescousse des syndicats internationaux pour massifier la lutte. La CGT construction avait répondu à l’appel et scellait ainsi la naissance d’une solide amitié entre ses militants et ceux d’Unite.
À Sheffield, toutefois, l’employeur se défend et assure être bloqué par la position d’un autre syndicat représenté dans le dépôt de Lumley Street, GMB. Contactée, la direction de Veolia assure que, « contrairement à ce qu’affirment les membres d’Unite, la résolution du conflit sur le site de Sheffield n’est pas entre les mains de Veolia au moyen d’une reconnaissance d’Unite. (…) À Sheffield, le syndicat GMB représente la majorité de nos employés et dispose d’un accord de reconnaissance avec Veolia en place depuis vingt ans. (…) Dans le cadre du conflit qui l’oppose à Unite, GMB a indiqué clairement à Veolia qu’il n’accepterait pas une reconnaissance volontaire d’Unite par Veolia à Sheffield. Une telle reconnaissance unilatérale, sans l’assentiment de GMB, donnerait lieu à un conflit syndical avec ce dernier ». De son côté, GMB, qui assure représenter 80 % des salariés du dépôt, affirme ne pas vouloir se défaire de sa reconnaissance unique par Veolia. Au Royaume-Uni, contrairement à la France, il suffit à un syndicat de prouver qu’il reçoit le soutien de salariés pour pouvoir être reconnu, sans qu’une élection se tienne systématiquement.
Les grévistes – quasi 80 selon Unite, 36 selon Veolia – contestent toutefois ardemment ces chiffres et cet argumentaire, assurant qu’ils sont majoritaires au sein du dépôt de Sheffield. « Veolia reconnaît Unite comme représentatif dans beaucoup d’autres dépôts à travers le pays. Qu’un syndicat refuse de signer une reconnaissance conjointe n’est pas un obstacle légal, alors nous ne comprenons pas pourquoi cela bloque. Ce conflit n’est pas un conflit entre Unite et GMB, mais entre Unite et Veolia », objecte Tayra Lopes-Lister, responsable syndicale chez Unite. Un mégaphone dans une main, elle ajoute que Veolia avait consenti en décembre à accorder le précieux sésame à Unite. Avant de finalement revenir sur le projet d’accord. Veolia, de son côté, assure avoir interrompu son projet d’accord face à la menace d’une grève par GMB. La direction nous fait par ailleurs savoir que Unite bénéficie d’une reconnaissance dans d’autres dépôts anglais. Le syndicat serait le seul représentatif dans 19 d’entre eux.
« Je ne peux pas accepter qu’on bafoue mes droits »
Face à ce qui semble être une impasse, les grévistes, eux, payent le prix fort d’une lutte sans fin depuis désormais huit mois. Cette nouvelle journée de mobilisation est certes ensoleillée, mais depuis le mois d’août 2024 et le début de la grève illimitée le piquet a plutôt été ponctué de pluie, vent, grêle et neige – nord de l’Angleterre oblige. « Venir tous les jours, ça épuise. Certains gars sont vraiment à bout. On essaye tant bien que mal de remonter le moral, mais ça pèse. On ne comprend pas pourquoi ça dure si longtemps, on ne demande même pas d’argent, seulement de la reconnaissance », expose l’un des grévistes, qui, requérant l’anonymat, demande à être présenté comme l’un des membres du « groovy gang de Lumley Street ». Éboueur depuis vingt-deux ans chez Veolia, voilà donc huit mois que le quinquagénaire se présente à 6h30 au dépôt des bennes non pas pour grimper à l’arrière de l’une d’entre elle et arpenter la ville, mais pour tenir le piquet de grève.
Joel Mayfield, casquette gavroche vissée sur la tête et costume gris sous son gilet jaune, est catégorique : il se battra jusqu’au bout pour la reconnaissance de son droit syndical. Le boulot – faire valser les lourdes bennes à ordures des trottoirs jusqu’aux camions au pas de course – peut sembler ingrat à certains, mais il y est très attaché. « Ça fait six ans que je travaille ici et c’est la première fois qu’on me propose un contrat long. Auparavant, je faisais des missions d’intérim, j’enchaînais les contrats courts et précaires. Ça a changé ma vie pour le mieux, mais je ne peux pas accepter qu’on bafoue mes droits », tonne-t-il dans un français balbutiant. Porté par une détermination débordante et la générosité de la caisse de grève, le salarié, natif du comté, s’élance en tête du cortège qui descend le long de la rue de Lumley.
Le défilé suit le cours d’eau, slalome entre les voitures, laisse échapper une clameur de ravissement à chaque coup de klaxon de soutien et arrive finalement devant l’hôtel de ville de Sheffield, surprenant les quelques personnes se prélassant sur l’esplanade. Les slogans changent de cible et interpellent le conseil municipal. « Ils n’arrêtent pas de dire que c’est une problématique qui ne les concerne pas, mais c’est bien eux qui ont signé un contrat avec Veolia ! », s’agace Paddy Hill, représentant syndical Unite. Cette pudeur ressemble, pour les travailleurs, plutôt à un abandon, d’autant plus cruel que la ville est historiquement dirigée par le Labour Party. « C’est bien la ville qui a décidé de privatiser ce service public », rappelle l’un des manifestants. Le contrat, signé par la collectivité en 2001, court jusqu’en 2036.
C’est par une série de prises de parole que les militants concluent la mobilisation. Sur les marches de la mairie, les grévistes se succèdent au micro, assurent l’assemblée de leur ténacité, pointent les agissements de Veolia. Après une tentative maladroite en anglais, Mathieu Degoud, de la CGT, reprend la langue de Molière pour témoigner à nouveau de sa solidarité à tous les salariés de Veolia. Déclamation reçue par des applaudissements nourris à l’endroit des neuf syndicalistes de la « ci-dgi-ti », dont la plupart foulaient le sol anglais pour la première fois. L’heure est venue de retrouver le piquet de grève pour les uns, la France pour les autres. La rencontre à Sheffield n’aura duré que quelques heures, mais elle a imprimé les esprits d’un souvenir ému et de la conviction que la solidarité dans la lutte dépasse les frontières.
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