« Nous assistons à une catastrophe humaine », alerte Séverine Laboue, directrice de deux résidences au sein de l’hôpital Loos Haubourdin dans le Nord, inquiète pour l’avenir de son secteur, déjà à bout de souffle. Pour faire face à cette crise, d’une ampleur inédite, le gouvernement s’apprête à débloquer une aide d’urgence de 650 millions d’euros, dont 190 millions iront aux structures publiques, via une augmentation de 5 % du forfait soin (et 3 % pour le privé à but lucratif).
Ce coup de pouce annoncé par la ministre déléguée aux Personnes âgées, Fadila Khattabi, mardi 23 avril, figurait parmi les revendications émises par la Fédération hospitalière française (FHF), dans une étude publiée la semaine dernière. L’organisme tirait ainsi la sonnette d’alarme quant à la généralisation des problèmes de trésorerie dans les Ehpad publics.
Selon la FHF, 85 % des maisons de retraite publiques devraient contracter un déficit, pour l’exercice 2023, équivalant à un montant d’environ 800 millions d’euros. Déficit qui atteindrait plus d’un milliard en 2024. Un record. Pour rappel, les établissements déficitaires ne représentaient que 47 % du secteur en 2018, soit un manque à gagner de 152 euros par lits, contre 3 850 euros en 2023.
Maltraitance systémique
« La masse salariale fond à vue d’œil, on nous rabote chaque année des budgets pour les animations, il nous arrive désormais de devoir refuser des biscuits aux résidents », s’émeut Tatiana Dubuc, représentante du personnel de la CGT à l’Ehpad public du Havre, Les Escales, qui enregistre à lui seul 2,8 millions d’euros de déficit. La sénatrice écologiste Anne Souyris, co-rapporteure de la mission d’information sur la situation des Ehpad, dont les conclusions seront rendues fin juin, abonde : « Nous sommes en train de créer de la maltraitance systémique pour nos aînés dépendants, mais aussi pour les personnels dont les conditions de travail sont insoutenables à cause du manque flagrant de moyens. »
Une aide exceptionnelle de 100 millions d’euros, accordée aux Ehpad il y a un moins d’un an, pour les mêmes raisons, avait déjà été complètement consommé, tant le secteur se délite. Les dotations ponctuelles offrent « une respiration, mais au bout du compte, cela revient à mettre un pansement sur une jambe de bois », déplore la directrice d’hôpital Séverine Laboue, aussi membre du bureau de la FHF.
En plein diagnostic, la sénatrice EELV, elle aussi s’offusque de ce mode d’intervention superficiel au vu d’une situation « plus qu’alarmante… catastrophique : près de 9 Ehpad publics sur 10 sont en cessation de paiements, cette année. Ces 650 millions d’euros à partager en 7 500 structures permettent à la limite de retarder leur fermeture ou la mort de quelques résidents ».
Gouffre financier
L’enlisement du secteur public, quelque temps éclipsé par les dérives du privé révélées par l’affaire Orpea, fait notamment suite à la décorrélation entre le tarif d’hébergement soumis à une réglementation fixée par le département et l’inflation. En 2022, la hausse des coûts a atteint 6 % et les tarifs ont, eux, augmenté de 1 %. À cela s’ajoutent pêle-mêle une baisse du taux d’occupation des chambres, passé de 93 % en 2019 à 88 % en 2023, causée par le virage domiciliaire ; la crise de confiance des résidents et de leurs proches envers les établissements ; les difficultés de recrutement de personnel.
« Nous sommes au pied d’une gigantesque vague démographique et les besoins en places d’hébergement doivent doubler d’ici à 2050 »
Séverine Laboue, directrice de deux résidences au sein de l’hôpital Loos Haubourdin
L’aide-soignante cégétiste Tatiana Dubuc souligne par ailleurs qu’en imposant de nouvelles dépenses aux Ehpad publics, « le gouvernement se doit d’aligner les recettes derrière », pour éviter d’avoir, au contraire, un effet dépréciatif en creusant davantage le déficit. « Nous encourageons les augmentations de salaires des personnels ou les mesures telles que les animaux domestiques pour les résidents ou l’embauche de référents sportifs. Mais si l’État nous oblige, il doit aussi s’obliger à nous financer », revendique la directrice générale du groupe hospitalier Loos Haubourdin, Séverine Laboue.
Autre ligne rouge pour les budgets d’Ehpad publics : l’absentéisme des agents, soumis à des conditions de travail extrêmement pénibles. Le manque d’effectifs et de matériel crée un terrain propice aux accidents de travail (plus courants que dans le BTP) et au burn-out. Par exemple, à l’Ehpad du Havre, le taux d’absence a atteint 17 % cette année. « Ils tombent comme des mouches, à cause d’une sinistralité des métiers exacerbée », se désole Séverine Laboue, de la FHF.
Pour les titulaires et stagiaires de la fonction publique, c’est d’ailleurs à l’Ehpad de mettre la main à la poche pour financer les indemnités perçues pendant l’arrêt maladie, ainsi que le salaire du remplaçant, souvent contractuel ou intérimaire. Dans le privé, ces dépenses sont prises en charge par le régime général.
Crise des vocations
Ces conditions de travail altérées, cumulées aux bas salaires et à une image ternie par les révélations sur Orpea, créent une « crise des vocations », les directions peinant à recruter pour renforcer des équipes exsangues. Un problème auquel échappent en partie les résidences privées à but lucratif, qui sont exemptées de nombreuses cotisations sociales, sur les salaires par exemple, bénéficient d’allégements de cotisations (ex-CICE) et sont fiscalement avantagées, contrairement aux Ehpad publics, pourtant déjà contraints aux tarifs réglementés.
« Nous sommes au pied d’une gigantesque vague démographique et les besoins en places d’hébergement doivent doubler d’ici à 2050 », signale Séverine Laboue. Ces derniers vont exploser et les ressources s’assèchent à vitesse grand V. Le gouvernement, lui, prend son temps. Il a proposé aux départements volontaires (10 se sont manifestés, dont la Mayenne) la fusion des sections « soins », à la charge de l’ARS, et « dépendance », financée par le département, dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2024.
Adoptée le 8 avril, la loi sur le bien vieillir, qui favorise la mutualisation des structurés, s’apparente, selon la sénatrice Anne Souyris, à un « simulacre de la loi sur le grand âge promise de longue date par l’exécutif ». « L’État s’obstine à proposer des lois gratuites et à faire de la charité avec des millions quand il faudrait des milliards ! » s’insurge-t-elle, craignant que le gouvernement ne soit en train de « condamner les Ehpad publics ».