Le 15 avril dernier, plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs ont saisi le Conseil constitutionnel pour un contrôle de constitutionnalité a priori en application de l’article 61-2 de la Constitution de la loi ” renforçant la lutte contre les dérives sectaires ” qui vient d’être adoptée.
La loi crée de nouveaux articles dans le code pénal afin d’incriminer l’acte de ” soumission psychologique ” et la promotion de pratiques non conventionnelles thérapeutiques ou préventives.
A l’appui de l’argumentation développée par les parlementaires dans leur saisine, la Contribution externe ci-dessous a été déposée au Conseil le vendredi 26 avril.
Contribution extérieure
De Patricia Duval, Avocate au Barreau de Paris, provisoirement non exerçant.
1. Sur l’article 3 portant création d’un délit autonome permettant de réprimer les agissements qui ont pour effet de créer un état d’assujettissement psychologique ou physique (ancien article 2)
Au soutien de l’argumentation développée par les sénateurs du groupe Les Républicains, il peut être intéressant de souligner que la notion même de sujétion psychologique a été invalidée par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie (C-302/02, 10 juin 2010) – cité par ailleurs dans leur saisine concernant l’article 12 (choix du traitement et liberté de refus de transfusion sanguine).
Dans cette affaire, l’association des Témoins de Jéhovah de Moscou avait soumis à la Cour européenne la décision des tribunaux russes de dissoudre leur communauté.
La Cour devait examiner en particulier le bienfondé de l’accusation des autorités russes selon laquelle l’association requérante violait le droit des citoyens à la liberté de conscience en les soumettant à des pressions psychologiques et à des techniques de « contrôle mental ».
Ayant constaté que les membres de cette communauté avaient témoigné devant les tribunaux russes avoir fait un choix volontaire et conscient de leur religion et avoir donc suivi ses préceptes de leur plein gré, la Cour a énoncé qu’en outre il n’existe pas de définition généralement acceptée et scientifique de la notion de « contrôle mental » et que les tribunaux russes n’en avaient fourni aucune dans leurs décisions. (§ 128 et 129)
Elle a donc décidé que « les décisions des tribunaux russes sur ce point étaient basées sur des conjectures non corroborées par des faits » et a conclu à une violation par la Russie du droit à la liberté de religion et de conscience des membres de l’association des Témoins de Jéhovah.
De la même manière, l’article 3 de la loi soumis à l’examen du Conseil constitutionnel pénalise le fait de placer ou de maintenir une personne dans un état de sujétion psychologique (nouvel article 223-15-3 du code pénal) sans qu’aucune définition ne soit donnée de ce terme et incite les juges à émettre des « conjectures », en violation du principe de légalité des délits et des peines inscrit dans la Constitution.
Dans un rapport soumis au Premier Ministre en juillet 2008, Monsieur George Fenech, ancien président de la Mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), énonce la théorie qui, selon lui, devrait inspirer la politique française concernant les « dérives sectaires ». Les adeptes consentants de mouvements qualifiés de « sectaires » devraient ainsi être considérés comme des victimes sous emprise et leurs consentements comme nuls et non avenus, alors même que ces adeptes sont civilement capables et responsables. (Rapport La justice face aux dérives sectaires page 42)
Cette conception constitue une violation directe du droit à la liberté de conscience tel que protégé tant par la Constitution française que par la jurisprudence de la Cour européenne.
L’imprécision de la notion de sujétion psychologique dans l’article soumis au Conseil conduirait les juges, pour caractériser l’infraction, à déterminer si l’individu poursuivi appartient à une liste de mouvements catalogués comme « sectaires » par les services gouvernementaux, afin de déterminer si ses actes sont susceptibles de constituer une mise sous emprise. L’article 14 de la loi critiquée prévoit d’ailleurs expressément le recours par les magistrats aux services gouvernementaux compétents (MIVILUDES) pour l’application de l’article 223-15-3 nouvellement créé.
La contribution fournie par le Ministère de l’intérieur au rapport de la MIVILUDES pour l’année 2008 (page 59) apporte des précisions sur les critères retenus par le gouvernement pour caractériser une emprise mentale :
« Le cadre particulier de l’emprise mentale est caractéristique des dérives sectaires. L’action répressive de l’État doit être mise en œuvre dès lors qu’un certain nombre de critères sont réunis : – Une ou des personnes qui commencent à s’attacher à des idées véhiculées, différentes des idées habituellement partagées par le consensus social. La personne qui les reçoit est amenée à modifier tous ses repères, ses relations et ses projets. Sa vie lui échappe, désormais dirigée et conditionnée par le manipulateur psycho-sectaire. » Le deuxième critère étant celui de participations financières jugées exorbitantes.
Ces directives montrent bien le rôle de censeur de la pensée que le gouvernement tente d’exercer et d’imposer aux juges.
Lors du dixième anniversaire de la loi du 12 juin 2001 dite About-Picard ayant institué le délit d’abus de faiblesse sur personnes en situation de sujétion psychologique (qui malheureusement n’avait pas été soumise à l’appréciation du Conseil constitutionnel), la Directrice des affaires criminelles et des grâces avait reconnu dans sa contribution que « le processus d’emprise mentale est quant à lui difficile à établir ». (Rapport de la MIVILUDES 2011-2012 page 58)
Elle a précisé qu’une circulaire du Ministère de la justice du 19 septembre 2011 incite les magistrats à caractériser si les victimes se trouvent en état de sujétion psychologique avec des éléments concrets comme « la séparation et la rupture avec l’environnement professionnel, familial et amical, et le refus des traitements médicaux conventionnels ». (Rapport page 60)
Le refus des traitements conventionnels constitue donc pour les organes gouvernementaux un critère pour établir un état de sujétion et tout groupe faisant la promotion de la santé naturelle par exemple peut être considéré comme susceptible d’exercer un assujettissement psychologique.
La qualification même de « dérive sectaire » est totalement impropre puisqu’il s’agit d’inclure dans cette catégorie, non pas des comportements d’exclusion selon la définition même du mot « sectaire », mais des comportements jugés indésirables par le Gouvernement et réprimés comme tels.
Il est donc clair que la notion de sujétion psychologique qui en découle, et qui était déjà difficile à cerner par les magistrats aux dires de la Directrice des affaires criminelles et des grâces dans l’ancienne loi (article 223-15-2 du code pénal), le sera d’autant plus que l’élément objectif de la situation de faiblesse de l’individu concerné figurant dans cet article a disparu dans le nouvel article 223-15-3 soumis au Conseil. La situation de faiblesse n’y figure plus que comme circonstance aggravante.
Ce nouvel article 223-15-3 créé par l’article 3 de la loi amènera les services gouvernementaux à exercer une influence indue sur les magistrats quant à l’interprétation à donner de la notion d’assujettissement psychologique alors qu’elle est la composante même de l’infraction.
Le gouvernement a tenté d’en atténuer les effets en introduisant les deux phrases suivantes : « Ce service ne porte pas d’appréciation sur les faits reprochés à la personne poursuivie. Les éléments produits par ce service sont soumis au débat contradictoire. »
Ces supposées garanties sont totalement inopérantes dans la mesure où l’appartenance à un mouvement fiché comme « sectaire » par les services gouvernementaux va créer en soi une présomption de culpabilité à l’encontre de l’individu concerné par les poursuites. Cette présomption est supposée être compensée par le débat contradictoire. Mais notre droit est basé sur la présomption d’innocence et l’égalité des armes entre l’accusation et la défense, et non sur une présomption de culpabilité alimentée par les services de renseignements de l’Etat.
Le dispositif soumis au Conseil avec le nouvel article 223-15-3 du code pénal enfreint le principe de légalité des délits et des peines, le droit à un procès équitable et constitue une immixtion du pouvoir exécutif dans les affaires judiciaires en violation flagrante de notre Constitution, ainsi qu’une violation du droit à la liberté de conscience de nos concitoyens.
2. Sur l’article 12 instaurant l’incrimination de l’incitation à l’abstention de soins ou à l’adoption de pratiques non conventionnelles (ancien article 4)
Il faut souligner ici encore, au soutien des recours des sénateurs LR et députés RN, la non validité de la notion de sujétion psychologique qui est utilisée dans cet article pour permettre l’incrimination des auteurs ou des défenseurs de pratiques thérapeutiques ou prophylactiques considérées comme non conventionnelles.
L’article 12 crée un nouvel article 223-1-2 du code pénal, qui réprime « la provocation, au moyen de pressions ou de manœuvres réitérées, de toute personne atteinte d’une pathologie à abandonner ou à s’abstenir de suivre un traitement médical thérapeutique ou prophylactique, lorsque cet abandon ou cette abstention est présenté comme bénéfique pour la santé de la personne concernée alors qu’il est, en l’état des connaissances médicales, manifestement susceptible d’entraîner pour elle, compte tenu de la pathologie dont elle est atteinte, des conséquences particulièrement graves pour sa santé physique ou psychique. »
Lorsque les circonstances dans lesquelles a été commise la provocation permettent d’établir la volonté libre et éclairée de la personne, eu égard notamment à la délivrance d’une information claire et complète quant aux conséquences pour la santé, les délits prévus ne sont pas constitués, « sauf s’il est établi que la personne était placée ou maintenue dans un état de sujétion psychologique » au sens de l’article 223-15-3.
Dans ce cas, l’état de « sujétion psychologique » est supposé rendre inopérante la volonté libre et éclairée du patient. Cette disposition viole le droit des patients à consentir au traitement de leur choix ou de refuser un traitement proposé, consacré par la Charte européenne des droits fondamentaux qui stipule en son article 3 (droit à l’intégrité de la personne) que dans le cadre de la médecine doit être respecté « le consentement libre et éclairé de la personne concernée, selon les modalités définies par la loi », ainsi que par la loi Kouchner sur le droit des malades de 2002.
La Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt précité Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie, a jugé :
135. L’essence même de la Convention est le respect de la dignité humaine et de la liberté de l’homme et les notions d’auto-déterminisme et d’autonomie personnelle sont des principes importants sous-jacents à l’interprétation des garanties qu’elle contient (voir Pretty, précité, §§ 61 et 65). L’aptitude à conduire sa propre vie en accord avec ses choix personnels inclut la possibilité de poursuivre des activités perçues comme nuisibles à la santé ou dangereuses pour l’individu concerné. Dans la sphère médicale, même lorsque le refus d’un traitement pourrait aboutir à une issue fatale, l’imposition d’un traitement médical sans le consentement d’un adulte majeur mentalement compétent interférerait avec le droit à son intégrité physique et violerait ses droits protégés au titre de l’article 8 de la Convention (voir Pretty, précité, §§ 62 et 63, et Acmanne et autres c. Belgique, no. 10435/83, décision de la Commission du 10 décembre 1984).
136. La liberté d’accepter ou de refuser des traitements médicaux spécifiques, ou de choisir une forme alternative de traitement, est vitale pour les principes d’auto-détermination et d’autonomie personnelle. Un patient adulte et mentalement compétent est libre de décider par exemple de suivre ou non un traitement ou d’accepter ou non une intervention chirurgicale, ou de la même manière de recevoir une transfusion sanguine. Néanmoins, pour que cette liberté soit effective, les patients doivent avoir le droit d’exercer des choix en accord avec leurs propres conceptions et valeurs personnelles, quelque irrationnels ou imprudents que ceux-ci puissent paraître.
Les dispositions de l’article 223-1-2 soumis au Conseil enfreignent directement ces principes d’auto-détermination et d’autonomie personnelle en instituant des poursuites pénales contre les détracteurs de certains traitements de la médecine officielle. Elles enfreignent le droit des patients concernés à refuser les traitements qui leur sont proposés, en invalidant leur choix au nom d’une notion imprécise et arbitraire de « sujétion psychologique », qui n’est établie que par le choix lui-même de rejet des traitements conventionnels (extrait de la Circulaire de 2011 citée supra).
Et la « provocation, au moyen de pressions ou de manœuvres réitérées » prévue par l’article ne concerne pas uniquement les rapports individuels d’un praticien avec un patient par exemple, puisque l’alinéa 6 du même article prévoit que ces délits peuvent être « commis par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle ».
En outre le deuxième alinéa du nouvel article 223-1-2 réprime « la provocation à adopter des pratiques présentées comme ayant une finalité thérapeutique ou prophylactique alors qu’il est manifeste, en l’état des connaissances médicales, que ces pratiques exposent à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente. »
Il s’agit donc d’interdire toute promotion de pratiques autres que la médecine officielle, même si au demeurant elles pourraient lui être complémentaires, comme la naturopathie ou la médecine chinoise par exemple, dès lors que les autorités médicales approuvées par le gouvernement décident qu’elles n’ont pas été suffisamment éprouvées.
La violation du libre choix des patients est ici patente, ainsi que celle de la liberté d’expression et d’opinion. Ces mesures constituent une atteinte démesurée et non nécessaire au but de protection de la santé présenté pour les justifier, car le dispositif législatif existant est amplement nécessaire pour réprimer les abus, ainsi que les citent les différents recours introduits par les sénateurs et députés (répression de l’exercice illégal de la médecine, de la pharmacie, des pratiques commerciales trompeuses, etc.).
Le but réel poursuivi est plutôt d’interdire toute opinion dissonante concernant la santé en la qualifiant de « sectaire » et en poursuivant son auteur, comme si la démocratie régnait partout en France, sauf dans le domaine de la santé où la voix du peuple doit être muselée.
La tentative du gouvernement de faire taire les critiques en introduisant un alinéa mentionnant la protection des lanceurs d’alerte (article 6 de la loi du 9 décembre 2016) est encore une fois inopérante. En effet cette disposition très restrictive ne concerne que la dénonciation de crimes ou de délits, ou de menaces ou préjudices graves pour l’intérêt général.
Or, les détracteurs de certains traitements de la médecine conventionnelle, lorsqu’ils remettent en question un vaccin non suffisamment testé, ne révèlent aucun crime ou délit établi au sens de la loi pénale, et les promoteurs de pratiques alternatives lorsqu’ils prônent des remèdes naturels ne signalent aucune menace ou préjudice grave pour l’intérêt général. Ils ne peuvent donc prétendre à cette protection.
Il faut enfin noter que le texte de loi soumis au Conseil a été passé en force à l’Assemblée nationale malgré l’opposition du Sénat et du Conseil d’Etat. Et ce, quelques jours après que le gouvernement français a voté au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe une recommandation aux Etats membres pour lutter contre les « poursuites-bâillons » – Recommandation CM/Rec(2024)2 du Comité des Ministres aux États membres sur la lutte contre l’utilisation des poursuites stratégiques contre la participation publique (poursuites-bâillons), adoptée le 5 avril 2024.
Par cette Recommandation, il est demandé aux Etats comme la France « d’accorder une attention particulière aux poursuites-bâillons dans le cadre de leur examen des lois, politiques et pratiques nationales pertinentes, notamment conformément à la Recommandation CM/Rec(2016)4 sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias, afin de s’assurer de leur pleine conformité avec les obligations des États membres au titre de la Convention ».
Il serait logique que le Conseil constitutionnel soit le premier à faire application de cette Recommandation en censurant les « poursuites-bâillons » instituées par l’Article 12 du texte de loi qui lui est soumis et qui violent les droits protégés par notre Constitution.
Pour toutes les raisons ci-dessus évoquées, comme le soutiennent les sénateurs LR dans leur saisine, c’est l’entier dispositif créé par la loi soumise à l’examen du Conseil qui encourt la censure.