Qu’elle parle de la météo du jour ou du contexte politique, Myriam emploie la même expression : « Le temps vire au gris ». À 56 ans, cette agent d’entretien syndiquée à la CGT a pourtant traversé d’autres temps, tempêtes et éclaircies. Toute sa vie, elle a vu l’extrême droite parader, persifler et tenter de « braquer les urnes et les esprits ». Elle a même ressenti sa brutalité jusque dans sa chair. Un jour d’octobre 1993, sous ses yeux, devant son propre domicile à Montreuil, son frère est roué de coups par trois militants du Front national (FN). Sans aucune raison. « Ils ne voyaient en lui qu’un étranger, un marocain, un moins que rien », se souvient-elle, reprenant les « sales fachos » qu’elle leur adressait. Trente-deux ans plus tard, Myriam n’a toujours pas baissé la tête. Ce samedi 22 mars, à Paris, place de la République, elle participe comme des milliers de personnes à la manifestation contre le racisme et l’extrême droite. Déterminée à leur dire « non », bien qu’elle désespère fortement : « L’extrême droite est de plus en plus forte et puissante. Elle a tout : les votes, l’argent, les médias… ». À ses côtés, sa fille de 26 ans, restée muette jusqu’alors, souffle. « On se sent de plus en plus impuissantes et désespérées, mais on n’a pas le droit d’abandonner », promet-elle. Elles n’y ont d’ailleurs jamais pensé.
« La gauche lutte en milieu hostile »
Appuyé sur son vieux vélo Peugeot, Théo, jeune communiste de 22 ans, n’entend pas non plus poser le drapeau. Pourtant, lui aussi décrit l’époque comme « incertaine », mère de ses inquiétudes « dévorantes » et de sa fatigue « totale ». « Il y a comme une odeur de pourri, déplore-t-il. Au gouvernement, Retailleau ou Darmanin se permettent toutes les folies. Contre le voile, l’immigration, l’Algérie… Ils poussent le RN à la surenchère et c’est la contamination : les médias Bolloré reprennent leurs propos et donnent le tempo à tous les autres médias… Et nous, à gauche, on lutte, mais on subit. Rien de plus normal en milieu hostile en même temps ».
Dans les rangs de la manifestation parisienne, d’autres ne sont cependant pas tendres non plus avec la gauche. Ce camp qui a pu leur faire espérer des jours meilleurs il y a seulement un peu plus de huit mois de cela avant de se diviser. « Je ne comprends plus les miens, dégaine Rosy, 72 ans, t-shirt Greenpeace sur le dos. Qu’il y ait des oppositions au sein du Nouveau Front populaire, c’est normal, c’est l’histoire de la gauche. Et c’est sain. Mais quand j’entends les uns traiter les autres de traîtres ou d’antisémites, quand je les vois préférer l’individualisme à l’unité, j’ai envie de les secouer. Sans unité, on perdra les gens. Déjà que nous n’avons pas l’argent, nous n’irons pas très loin en se présentant nus face au rouleau compresseur de l’extrême droite. »
Ne rien céder aux réactionnaires
Il va pourtant falloir serrer les rangs pour faire face aux nombreux défis à venir. Face aux progressistes, « l’offensive réactionnaire » prend de l’ampleur, comme le dénonce Dominique Sopo, président de SOS Racisme. Jusqu’à menacer les « 3,5 millions de travailleurs étrangers sans-papiers ou en grande difficulté pour renouveler leurs titres de séjours », tel que s’en inquiète Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT. « Nous ne devons pas céder face aux réactionnaires. Il faut rappeler à tous ceux qui vivent en France qu’ils sont les bienvenus et légitimes à être en France », tonne Sigrid Girardin, ex-candidate PCF aux élections européennes.
« Le moment est grave. Il y a un continuum raciste en France, de chaîne en chaîne, et relayé de l’extrême droite à la macronie. Il existe aussi une internationale réactionnaire, de Trump à Poutine, de Milei à Netanyahou. Il faut la combattre ! », lance de son côté Mathilde Panot, cheffe du groupe LFI à l’Assemblée nationale, reléguée en queue de cortège. Faut-il y voir une conséquence de la polémique qui a agité les jours précédant la marche ? En cause : les accusations d’antisémitisme suite à la publication d’une affiche par le mouvement de Jean-Luc Mélenchon annonçant cette même manifestation et représentant l’animateur Cyril Hanouna sourcils froncés et visage agressif et grimaçant. Le visuel a ensuite été retiré et certains de ses représentants ont admis une « erreur », au contraire de son fondateur qui a refusé de faire tout mea culpa. Présentes en nombre lors de cette manifestation, les associations de lutte contre l’antisémitisme étaient, elles, à trouver dans le carré de tête aux côtés des syndicats.