C’est une matinée à part qui n’en a pas l’air. Autour de la mairie de quartier Meinau-Neuhof, au sud de Strasbourg, des grappes d’habitants circulent, comme d’habitude. Tous ont les mains occupées. Par un chariot, un chien, une chemise cartonnée. Ils vont et viennent vers le centre commercial ou le tramway aux ailes recouvertes du drapeau européen, arrêt Rodolphe-Reuss. Passent, quoi qu’il en soit, par la terrasse du salon de thé-pâtisserie-boulangerie qui borde les rails, garnies d’ouvriers. Et évitent un parc où des hommes qui stationnent n’en sont pas à leur première bière.
Sauf que, aujourd’hui, c’est jour de réouverture du bâtiment municipal. Dix mois après la nuit qui l’a vu prendre feu, au lendemain de la mort de Nahel. Un événement relevé par les médias et salué par les élus politiques locaux. Mais pas vraiment par les habitants, indifférents. « Oui, c’est bien, mais ça va changer quoi ? interroge Cédric, la trentaine, le bras droit recouvert des prénoms de ses deux enfants. Ici, on a droit aux belles paroles des politiques et aux coups de peinture, c’est tout, on connaît. »
Rue de Brantôme, une tour de huit étages habille l’horizon. À son pied, une immense fresque bleu nuit et un tag « Marlone la balance ». À chaque niveau de la construction règne la même exaspération que tout autour. La même défiance vis-à-vis du monde politique, de ses effets de manche et de ses échéances. Les européennes du 9 juin n’y font pas défaut.
« Il faut parler de paix ! »
Au premier étage, Samia, mère au foyer de 42 ans, est la première à ouvrir sa porte. D’abord cachée derrière l’encadrement, elle s’avance jusqu’au palier au fil de son propos. Peu à peu, la tunique rouge et jaune qui l’habille se révèle. « À l’africaine ! » se marre-t-elle, s’excusant à demi de ses origines tchadiennes. Elle annonce, tout de go : « Moi, je ne vote plus, ça ne sert à rien ! » La dernière fois, c’était pour Emmanuel Macron, en 2017, bulletin qu’elle ne regrette cependant pas. « Rien n’a changé depuis, mais il est actif, il parle bien. »
Reste que, pour la revoir dans un isoloir, il lui en faudra plus. Que l’on s’adresse à ses deux enfants, par exemple. Ce jour viendra-t-il ? Depuis 2017, elle n’a pas vu un candidat dans le coin, local ou national. « Pourquoi personne ne parle du découragement de nos jeunes ? demande-t-elle. Dès le plus jeune âge, ils ne veulent plus aller à l’école parce que ça ne sert à rien si c’est pour retourner à la rue ; c’est perdre son temps. Personne ne leur dit ce qui est possible. Que l’on vienne présenter les métiers dans les quartiers ! »
Au bout du couloir, Achimex, 40 ans, employé dans la logistique, ne pourra de toute façon pas aller voter. En France depuis sept ans, après son départ du Congo, son pays d’origine, il n’a toujours pas pu obtenir la nationalité française. Il souffle : « De toute façon, moi, les politiciens… » Pourtant, il l’assure, il est « très informé ». D’ailleurs, avant d’être interrompu par la sonnette, il regardait une interview de l’ancien premier ministre Dominique de Villepin sur YouTube. L’appareil est brandi comme preuve. « Lui, je l’aime bien, dit-il. Quand je regarde les débats autour des européennes, j’ai l’impression que personne ne parle pour faire la paix. Ça ajoute de l’angoisse à l’angoisse. Je sais ce que c’est, moi, un pays en guerre. On ne peut pas jouer avec ça. Pour l’Ukraine, la Palestine ou le Congo, c’est la même chose : il faut parler de paix ! »
Deux étages plus haut, Aslan Sedat, 60 ans, se fiche pas mal de l’international. Lui, il veut la paix chez lui, dans son immeuble : « Regardez ce bordel, c’est une vie ça ? » Il montre du doigt les tags, les serrures forcées, les portes voisines renforcées, et son nez. « Vous sentez ? » Cariste en Alsace depuis quatre décennies, l’homme d’origine turque trépigne depuis dix ans dans l’attente de pouvoir trouver un autre logement, synonyme de nouveau quotidien. « Sans peur, sans stress, sans problème ! », précise-t-il, pointant les « gens qui traînent » le soir dans la cage d’escalier et empêchent sa compagne de sortir seule à la nuit tombée. Pour venir à bout de ses inquiétudes, voter ne fait pas vraiment partie des outils qu’il privilégie. Il le dit par un haussement de sourcils. « Je ne comprends pas ce système. Je travaille, ma fille travaille, à la mairie en plus… On fait tout comme il faut, mais rien ne bouge jamais. »
Les salaires, grands absents des débats
À quelques portes d’ici, Eleni, 35 ans, d’origine arménienne, est en France depuis douze ans. En autant de temps, elle a porté un certain nombre de casquettes : agent de service dans une maison de retraite, vendeuse chez Primark, mère au foyer… Et maintenant ? Elle cherche du travail, n’importe lequel, et « c’est pas simple ». Elle non plus ne vote pas. Pourtant, sa fille, lycéenne, donne tout pour la sensibiliser aux débats politiques du moment. « Elle me dit : “Tout sauf Macron !“ », rapporte-t-elle, sans savoir quoi en penser. « Chez les jeunes, il y a une énorme envie de changement, raconte-t-elle. Je les entends, autour de ma fille, dire qu’ils veulent tout exploser, même si c’est pour Le Pen ou Zemmour. Un changement radical, n’importe lequel ! »
Jeunes, Jessica et Sanhia, 23 et 21 ans, le sont aussi. Étudiantes en BTS bioqualité, elles jurent tenter de convaincre leur entourage de se rendre aux urnes : camarades de classe comme pères et mères. « Enfin, on dit ça, mais on ne pourra pas voter, nous, on ne s’est pas inscrites sur les listes », glisse Sanhia, hilare. Jessica coupe : « En fait, on a appris qu’il y avait des élections la semaine dernière, c’était déjà trop tard. » Mais pour les autres, leur insistance va-t-elle payer ? « Il n’y a pas si longtemps, genre deux-trois ans, même si les gens n’allaient pas forcément voter, ils débattaient, poursuit l’aîné. Je crois qu’ils ont un peu tous abandonné. C’est pas seulement les européennes, c’est juste… pour quoi faire ? »
Sur le parking, Sadiko, 15 ans, en seconde professionnelle commerce, se souvient de proches mais désormais révolues soirées-canapé familiales devant les débats. « Moi, j’y connais rien, mais je sais qu’ils ne parlent jamais de salaire ou de formation professionnelle, se désole-t-il. Par exemple, j’ai fait un stage en mai et j’ai été payé en novembre. Personne ne parle de ça à la télé. » Au pied de l’immeuble, un tramway marqué « Strasbourg, capitale de l’Europe » passe. Taux de participation du bâtiment : zéro pour cent.