« L’important, c’est de participer. » Devant le terminal 3 d’Orly, ce n’est pas la devise de Pierre de Coubertin qui s’affiche mais bien les anneaux olympiques de Paris 2024. Le deuxième aéroport de France derrière Roissy, dont l’activité économique est en hausse, semble prêt à accueillir la vague de sportifs et de touristes.
À quelques mètres, la station rutilante du terminus de la ligne 14 du métro, prolongée fin juin, relie en une vingtaine de minutes au centre de la capitale. Dans cette atmosphère de célébration, les salariés d’Air France ont l’impression d’avoir été éjectés de la compétition aérienne. Depuis l’annonce, le 18 octobre dernier, du transfert, d’ici à 2026, de la majorité des activités de la compagnie vers Roissy, l’inquiétude ne cesse de croître.
Un projet contesté qui concerne au moins 1 000 employés
Le 28 novembre, des centaines d’employés avaient manifesté à l’appel des syndicats leur opposition à ce projet de mobilité qui concerne au moins 1 000 employés. Depuis, Éric1, steward, voit de plus en plus « de collègues pleurer dans les avions, angoissés par l’avenir ».
Dans ce grand chambardement, les créneaux des vols court-courriers – les navettes – détenus par Air France, entre Orly et Nice, Toulouse, Marseille seront repris par Transavia, sa filiale low cost, qui devrait continuer à monter en cadence jusqu’à représenter 52 % du trafic de l’aéroport d’ici à 2026.
Seuls les vols Air France à destination de la Corse resteront grâce à une délégation de service public jusqu’en 2027. Pour les lignes en direction des Antilles, dont les deux tiers des passagers sont pourtant captés dans la zone située autour d’Orly, tout sera basculé sur Charles-de-Gaulle, à 50 kilomètres de là.
La direction évoque une chute d’activité de 40 %
Pour justifier son désengagement des navettes, la direction évoque la chute d’activité du réseau domestique de 40 % entre 2019 et 2023 sur place, notamment à cause de la réduction des déplacements liée à généralisation de la visioconférence et au report sur le train.
Pour François Hamant, membre du bureau du syndicat de pilotes Alter, cette décision est incompréhensible : « Ces navettes sont structurellement déficitaires, mais cela est compensé par les bénéfices réalisés sur les vols internationaux. Depuis que Ben Smith est directeur général d’Air France, on vise une rentabilité de 8 à 9 %. Le seul but est de faire monter la profitabilité. » Le commandant de bord est fier, comme ses 50 confrères basés à Orly, de voler sur la compagnie considérée comme « un graal » dans une carrière.
« À terme, le plan de Transavia est de prendre les avions des navettes pour les reporter vers des destinations européennes ou moyen-courriers, jugées plus attractives, déplore-t-il. On va finir par détruire le réseau intérieur et affaiblir l’accessibilité du territoire. Certaines dessertes, comme Montpellier, ont déjà vu la fréquence de leurs vols diminuer depuis la reprise du créneau par l’enseigne à bas coût. »
Depuis l’annonce, les agents d’enregistrement, les techniciens, en passant par les personnels navigants commerciaux (PNC) vivent l’attente comme un supplice. Une première salve de personnels sera envoyée à Charles-de-Gaulle dès mars-avril 2025. Si la direction d’Air France a « pleinement conscience des contraintes que ces mobilités peuvent entraîner », elle met en avant des mesures d’accompagnement, notamment pour prévenir les risques psychosociaux.
« 90 % des reconversions professionnelles ne sont pas volontaires »
Pour les 600 personnels au sol, un accord a été signé avec les syndicats (sauf la CGT) pour ouvrir la porte à une rupture conventionnelle collective, des dispositifs de fin de carrière (DFC) permettant de partir plus tôt tout en maintenant 70 % du salaire, ou encore une majoration des indemnités kilométriques.
Pour rester à Orly, des changements de métiers dans la logistique ou la maintenance sont possibles. « Des contrats de six mois à l’essai sont proposés, poursuit Valérie Raphel, déléguée syndicale CGT. Certains agents d’escale sont satisfaits. D’autres ne supportent pas de ne plus être en horaires décalés et d’occuper un travail de bureau, sans contact avec le public. Ils ont choisi de revenir à leur poste initial et se résignent à aller à Roissy. Cela génère du stress. » « Des collègues sont paniqués. 90 % des reconversions professionnelles ne sont pas volontaires », enchaîne Xavier Masson, technicien et secrétaire de la section CGT Air France.
« 90 % des reconversions professionnelles ne sont pas volontaires »
Xavier Masson, technicien et secrétaire de la section CGT Air France.
Le collectif Sauvons Orly, regroupant la majorité des 450 PNC basés à Orly, a recensé de nombreuses hôtesses et stewards en souffrance. Une alerte de danger grave et imminent a été déposée auprès de la commission santé sécurité et conditions de travail (CSSCT). Un observatoire social a été lancé et un questionnaire portant sur les conditions de travail a été envoyé aux salariés.
« C’est dangereux pour notre santé et aberrant écologiquement, parce que nous allons devoir faire plus de route pour aller à Charles-de-Gaulle, et que les temps de vol seront plus longs depuis là-bas, résume Sophie, PNC, une trentaine d’années de vol au compteur. L’activité avait en effet baissé depuis le Covid, mais les clients étaient en train de revenir… »
Mère seule de deux enfants, habitant près de son aéroport, elle ne s’imagine pas partir à 5 heures du matin, vu la densité du trafic, pour décoller de Roissy à 8 heures (les personnels navigants doivent arriver 1 heure à 1 h 30 avant – NDLR). « Je pourrais faire ça jusqu’à 13 fois dans le mois. Quand j’étais sur les long-courriers, je me suis déjà endormie deux fois au volant en rentrant de Charles-de-Gaulle. J’ai l’impression de risquer ma vie si je vais là-bas. La direction n’a absolument pas pensé au risque accidentogène, ni aux enfants en garde partagée, ni aux familles avec des enfants en situation de handicap, appuie-t-elle en étouffant un sanglot. J’ai été voir plusieurs fois le psy. Si je dois trouver un autre travail, personne ne m’embauchera à 50 ans passés. »
« J’ai déjà pratiqué ce trajet vers Roissy : ça me coûtait 3 heures rien que d’y aller et 200 euros d’essence par semaine »
Sarah, elle, a perdu le sommeil. Cette hôtesse, mère célibataire, réside encore plus au sud, aux environs de Longjumeau (Essonne). « J’ai déjà pratiqué ce trajet vers Roissy : ça me coûtait 3 heures de temps rien que d’y aller et 200 euros d’essence par semaine. Au retour, j’étais tellement fatiguée que je pleurais dans les bouchons. Vu ma situation familiale, je ne peux pas déménager. S’il n’y a pas d’aménagement possible, je devrais réduire mon temps de travail, ce qui aura un impact sur mon salaire. »
Pour les centaines de sous-traitants préposés au ménage, à la sécurité ou aux bagages qui s’activent dans cette ruche, c’est aussi le flou. « On ne sait pas combien de personnes vont être touchées par ce transfert, confirme le secrétaire de l’union locale CGT d’Orly, Oumar Sall. Les salariés sont là depuis des années tandis que les sociétés changent au gré des appels d’offres. Mais est-ce qu’il y aura encore suffisamment de travail avec les compagnies à bas coût ? »
Pour Orly, devenu le fief historique d’Air France depuis son départ du Bourget en 1952, c’est bien un pan de son identité qui s’apprête à disparaître. Les archives télévisuelles fourmillent d’images marquantes de l’histoire de l’aviation, comme ce jour de 1970 où sont arrivés sur le tarmac les premiers Boeing 747 affrétés par le transporteur.
Mais les salariés de l’enseigne ailée auraient préféré ne pas se contenter de souvenirs en sépia. « Ma mère a commencé là-bas en 1955, ma sœur y travaille aussi. Pour moi, Air France, c’est emblématique, tranche Sophie. On a fait beaucoup de sacrifices pour pouvoir rester dans cet aéroport à taille humaine : on a même accepté de voir des avantages supprimés. »
Pour Virginie, élue CGT, l’attachement viscéral à la structure alimente l’appréhension de se retrouver dilués dans le mastodonte qu’est Roissy. « Ici nous sommes comme une petite famille. On vit ce transfert comme un deuil d’une partie de notre vie. »
Le groupe Air France génère plus de 7 000 emplois directs sur le bassin d’Orly
Au croisement des départs estivaux et des arrivées des JO, dans le hall 3 bondé, les colonies de vacances sont prêtes à s’enregistrer. Le logo d’Air France, omniprésent, côtoie les stands des macarons Ladurée ou les Relais H. À l’intérieur de l’arche de verre, la montée en puissance des low cost a déjà produit des effets palpables. « Dans l’ancien terminal d’Air France, où il y a désormais des compagnies comme EasyJet, les magasins, dont la pharmacie, sont en difficulté. Leurs clients n’ont clairement pas le même pouvoir d’achat », constate Virginie. A contrario, sur les navettes gérées dans le futur parc Transavia, la clientèle d’affaires, habituée aux salons VIP et aux embarquements prioritaires, risque également de ne pas y trouver son compte.
Les répliques de ce séisme promettent de se répandre dans tout le Sud francilien. Le groupe Air France (en incluant Transavia) génère plus de 7 000 emplois directs sur le bassin d’Orly, sans compter ceux induits (1 pour 5 en moyenne). Dans les rues calmes de la ville de 24 000 habitants, dans l’école d’animation Georges-Méliès, certains veulent croire que les promesses de la compagnie, premier employeur privé d’Île-de-France, ne sont pas que des tours d’illusionnistes. La maire divers gauche de la commune, Imène Souid, se souvient avoir appris la nouvelle dans la presse.
« Nous nous sommes mobilisés pour qu’Air France revienne sur sa décision. Nous leur avons demandé une étude d’impact, car nous avons encore du mal à mesurer les conséquences en termes de baisse de l’activité économique. Une partie des personnes travaillant sur la plateforme vivent ici, à Athis-Mons ou à Villeneuve-Le-Roi. C’est un employeur important de la ville après le marché international de Rungis », explique-t-elle, en redoutant notamment un effondrement du chiffre d’affaires des hôtels alentour avec la clientèle des compagnies à bas coûts. De son côté, la direction assure qu’Air France Industries « continuera d’employer plus de 2 500 personnes dans le bassin, dont près de 900 pour l’activité moteurs ».
En cette ère de réchauffement climatique, la bascule de l’opérateur historique vers Roissy a également de quoi interroger. « Le plan aéroport 2035 prévoit une décarbonation totale des émissions au sol, avec un éloignement des parkings, une plus grande utilisation des passerelles… Il faudra voir si cela peut se poursuivre à Orly », pointe l’édile. Les résultats des élections législatives infléchiront-ils les choix stratégiques du transporteur, dont l’État est actionnaire à 28 % ?
Pour le sénateur communiste du Val-de-Marne Pascal Savoldelli : « Le gouvernement ne peut pas les laisser partir. Sinon on se demande pourquoi 400 millions d’euros de travaux de rénovation ont été réalisés, et 3,5 milliards d’euros investis pour le prolongement de la ligne 14 ! » Prêts à monter dans les tours, les salariés prédisent déjà une rentrée mouvementée.
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