Partie 1 : Invité à la télé en 1984, Le Pen est lancé, il ne sortira plus du paysage politique
À sa création en 1972, l’objectif de la poignée de militants du groupuscule Ordre nouveau est de créer un espace permettant de réintégrer les différents courants de l’extrême droite français dans le jeu politique et électoral : nostalgiques de Vichy, partisans de l’Algérie française, ex-poujadistes, ultra-catholiques… Un ancien d’Algérie et ancien député poujadiste est choisi pour en être la vitrine médiatique : Jean-Marie Le Pen. Il va progressivement faire du FN un mouvement au service de sa famille.
Les municipales de mars 1983 marquent l’émergence du parti frontiste dans le paysage politique. Marseille, Roubaix, 20e arrondissement de Paris et Dreux, bien sûr, où la liste du FN menée par Jean-Pierre Stirbois recueille 16,7 % des suffrages au premier tour avant de fusionner avec la liste UDF-RPR au second afin de battre la gauche. Cette première émergence coïncide avec le tournant de la rigueur annoncé en mars 1983. Mais, dans les faits, depuis le 9 juin 1982 et l’annonce du président Mitterrand d’une pause dans les réformes afin de les « digérer », la gauche est au ralenti. En 1983, c’est la frange la plus dure de la droite, celle des voyous du SAC de Pasqua, des anciens de l’OAS, qui vote FN par haine des socialos communistes.
Une Europe contre la gauche
Cette année-là, l’alpha et l’Omega des politiques publiques devient : « Contenir le déficit de l’État sous les 3 % du PIB. » Une invention française. « On a imaginé ce chiffre de 3 % en moins d’une heure, il est né sur un coin de table, sans aucune réflexion théorique », expliquait son concepteur, l’économiste Guy Abeille. Mitterrand voulait « une règle facile, qui sonne économiste et puisse être opposée aux ministres qui défilaient dans son bureau pour lui réclamer de l’argent. (…) Plus tard, cette référence sera théorisée par des économistes et reprise dans le traité de Maastricht, devenant un des critères pour pouvoir intégrer la zone euro. »
Les 3 %, gravés dans le marbre des traités européens, symbolisent bien le pari pascalien de François Mitterrand : une Europe contre la gauche et la transformation sociale. Une Europe qui reste intrinsèquement néolibérale comme le prouve l’Acte unique européen (1986) et le traité de Maastricht (1992). Une Europe qui ne sera pas le contrepoids social à la mondialisation néo-libérale mais son cheval de Troie. Ce choix du président de la République va orienter tous les choix budgétaires de la France jusqu’à aujourd’hui, et entraîner des politiques qui ne seront pas pour rien dans la progression continue du FN.
En 1983, François Mitterrand, en fin roublard, comprend rapidement l’intérêt qu’il peut tirer du FN. Sa cote de popularité est en chute libre. Les enquêtes opinion annoncent pour les européennes de 1984 une éventuelle liste de la droite et du centre au-delà des 50 %, un PS autour de 20 % et un PCF à 14 %. Le FN plafonne à 4 %. Pour le président de la République, l’enjeu est d’empêcher l’opposition RPR-UDF de franchir la barre des 50 % et le Front national peut y contribuer. Un petit coup de pouce et – hop ! – voilà le premier dirigeant d’un parti groupusculaire invité, le 13 février 1984, de l’émission politique phare des années 80 : l’Heure de vérité. En juin, le FN décroche 11 %, la droite 44 %. Le plan a fonctionné à la perfection. Pierre Bérégovoy, alors ministre des Affaires sociales, dira même : « On a tout intérêt à pousser le FN, il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattables. C’est la chance historique des socialistes. »
Chaos de la désindustrialisation
Le Front national ne sortira plus du paysage politique. En 1986, l’introduction de la proportionnelle pour contenir la vague de droite permet au FN d’obtenir une trentaine de députés. En 1988, avec le même score mais un retour au scrutin majoritaire à deux tours, le parti d’extrême droite n’envoie qu’un seul élu à l’Assemblée nationale. Le barrage républicain fonctionne à plein et l’antiracisme dépolitisé de SOS rassemble la majorité de la jeunesse.
L’antisémitisme assumé de Jean-Marie Le Pen, sa sortie sur les chambres à gaz qualifiées de « point de détail de l’histoire de la seconde guerre mondiale », à l’automne 1987, ne laisse aucun doute sur la dangerosité de sa formation. Mais, pour le FN, l’heure est venue d’entonner le refrain de la victimisation et « du tous les mêmes, tous pourris ». Une chanson qui continue jusqu’à aujourd’hui.
Le FN a beau jeu de s’appuyer sur la réalité. Les alternances et les différentes cohabitations se traduisent par une désindustrialisation du pays, des privatisations en cascade, la casse des services publics. Au nom de la baisse des déficits publics, les différents gouvernements vont s’employer à réduire toujours plus la dépense publique. Au nom de l’emploi, ces mêmes gouvernements vont multiplier les exonérations de cotisations sociales patronales. Sans que la situation économique et sociale ne s’améliore ou que le chômage recule durablement mais en expliquant doctement que l’on ne peut faire autrement sous peine de ruiner le pays.
Le pouvoir d’achat régresse, les services publics refluent : classes d’école, hôpitaux, gares, postes… des petites villes perdent tout ou presque et le remplacement du franc par l’euro va accentuer le renchérissement du coût de la vie. La retraite à 60 ans n’aura duré que dix ans. Pourtant, la démonstration sera faite en 1987, 2000, 2008, 2020 : lorsqu’il s’agit de sauver les intérêts des banques et des puissants, il est possible de déroger aux règles intangibles et de trouver des milliards et des milliards.
À l’élection présidentielle de 1988, Jean-Marie Le Pen regroupe 4 millions d’électeurs et frôle les 15 %. Il les dépasse à celle de 1995. La même année, au premier tour des municipales, le FN atteint parfois 30 % des voix, notamment en banlieue parisienne et en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Il remporte les mairies de Toulon, Marignane et Orange, auxquelles vient s’ajouter Vitrolles en février 1997, à la faveur d’une élection partielle. Aux législatives de 1997, puis aux régionales de 1998, pour la première fois, le score moyen du FN atteint celui de Jean-Marie Le Pen aux scrutins présidentiels. Une dynamique de frontisation du lepénisme qui sera brisée par la dissidence sans avenir de Bruno Mégret.