Bernard Arnault va-t-il nous refaire le coup de mai 1981 ? À l’époque, l’élection du socialiste François Mitterrand et la peur du « péril rouge » avaient poussé le malheureux trentenaire à émigrer outre-Atlantique, effrayé par la politique du nouveau pouvoir. Il n’avait franchi l’Atlantique dans l’autre sens qu’en 1984, une fois rasséréné par l’arrivée à Matignon de Laurent Fabius et la parenthèse keynésienne refermée…
Et voilà que, près de quarante-cinq ans plus tard, le patron de LVMH entonne à nouveau la complainte de l’entrepreneur au bout du rouleau, avec les États-Unis en contrepoint fantasmé : « Je reviens des États-Unis et j’ai pu voir le vent d’optimisme qui régnait dans ce pays, lance-t-il, de retour de l’investiture du président Donald Trump. Et quand on revient en France, c’est un peu la douche froide. »
La raison de son courroux ? Le débat politique actuel autour du vote du budget 2025 , avec une possible – et temporaire – surtaxe sur les plus grosses entreprises françaises, susceptible de ramener 8 milliards d’euros dans les caisses de l’État. Dans le détail, les entreprises réalisant plus de 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires (comme LVMH) pourraient voir leur taux d’impôt sur les sociétés porté à 36 % au maximum, selon l’AFP. « Pour pousser à la délocalisation, c’est idéal ! » menace le multimilliardaire.
Chantage à l’emploi
Il n’est pas le seul. Depuis plusieurs semaines, on assiste à une véritable croisade médiatique des grands patrons français, vent debout contre « l’enfer fiscal » hexagonal, dans une atmosphère survoltée de chantage à l’emploi. « L’incompréhension tourne à la colère, gronde Patrick Martin, patron du Medef, sur RTL. Ceux qui peuvent partir partent et ils ont raison. Bernard Arnault a raison. » « Comment voulez-vous être compétitif ? Ce n’est pas possible », s’indigne, en écho, Florent Menegaux, patron de Michelin, qui s’offusque d’une France « championne d’Europe des prélèvements obligatoires ».
De son côté, Pierre Gattaz, ancien dirigeant du Medef, multiplie les déclarations d’amour au président américain, sur le mode du « on peut critiquer Donald Trump, mais… » (compléter au choix par : « il y a tout de même une énergie formidable aux États-Unis » ou « au moins, Trump mène une politique probusiness, lui »).
Les raisons de l’insurrection des grands patrons sont faciles à comprendre. Il y a évidemment la volonté de peser de tout leur poids dans le débat politique autour du vote du budget. Mais il y a aussi, pour certains d’entre eux, l’envie de justifier la casse sociale en cours (1 254 suppressions d’emplois programmés chez Michelin, par exemple), en invoquant le « manque de compétitivité » supposé de la France.
Leur argumentaire mérite d’être décortiqué. Commençons par l’emploi. Dans sa tirade, Bernard Arnault assure que la hausse de fiscalité sur les grosses entreprises inciterait « les entreprises qui fabriquent en France » à délocaliser : « C’est la taxation du « made in France » ! » assène-t-il. Est-ce vraiment le cas pour LVMH ? En parcourant le dernier rapport annuel du groupe, on s’aperçoit qu’en réalité, le « fleuron » tricolore est de moins en moins implanté dans l’Hexagone : 18 % seulement de ses effectifs totaux y sont basés, soit 39 351 salariés sur 213 268 ; contre 24 % en Asie ou 22 % en Europe. C’est encore pire pour ses ventes, puisque LVMH ne réalise en France que 8 % de son chiffre d’affaires.
Des élans patriotiques à géométrie variable
Au passage, les élans patriotiques de Bernard Arnault sont à géométrie variable. Son amour de la Belgique, pays connu pour sa fiscalité avantageuse en témoigne : une bonne partie de ses actions LVMH ont été transférées il y a plusieurs années dans deux sociétés basées avenue Louise, à Ixelles (banlieue de Bruxelles), nommées Pilinvest Participations et Pilinvest Investissements.
Bernard Arnault n’est pas le seul à se lamenter sur l’état actuel de l’Hexagone. Devant les sénateurs, Florent Menegaux, le patron de Michelin, s’est lancé dans une longue tirade pour pointer le « coût du travail » trop élevé, qui rendrait tout investissement hasardeux.
« Nos activités ne sont pas rentables en France », assure-t-il, comme pour mieux justifier la fermeture de deux sites, à Vannes (Morbihan) et Cholet (Maine-et-Loire). De quoi faire bondir José Tarantini, délégué syndical central CFE-CGC Michelin : « Il est inexact de dire que les sites français ne seraient plus rentables : ils le sont toujours, mais leur niveau de rentabilité est simplement inférieur aux 14 % de taux de marge opérationnelle promis par le groupe aux actionnaires ! »
Devant les sénateurs, le patron de Michelin s’en prend, encore et toujours à la fiscalité française : « Les impôts de production représentent 4,5 % du PIB en France, contre 2,2 % en moyenne en Europe et, en Allemagne, on subventionne même la production », assure-t-il.
Il oublie de préciser que la France « subventionne » elle aussi massivement les grands groupes, à coups de crédit d’impôt. Pour la seule année 2023, Michelin a touché 30,8 millions d’euros de crédit impôt recherche (CIR) ; 4,3 millions d’euros en mécénat et autres crédits d’impôts ; 5,5 millions d’euros de subvention d’exploitation ; 4 millions d’euros de chômage partiel ; sans compter 5,8 millions d’euros en réduction d’impôts de production. Soit un total de 50,4 millions d’euros en allégements et réductions d’impôts divers.
Quand bien même la surtaxe sur les grands groupes serait finalement votée au Parlement, on imagine que Michelin ne serait pas poussé à la faillite pour autant… Même chose pour LVMH, dont les résultats ont certes baissé en 2024, mais à un niveau encore fort acceptable : le géant du luxe a réalisé 84,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires (+ 1 %), avec un taux de marge canon de 23,1 %.
Mais la palme de la mauvaise foi revient à Patrick Pouyanné, patron de TotalEnergies, qui a récemment menacé de déplacer ses activités dans des pays étrangers, plus favorables aux investissements. Rappelons que, du haut de ses 21,4 milliards de dollars de bénéfices (en 2023, dernier chiffre connu), la multinationale du pétrole a largement de quoi investir dans l’Hexagone.
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