Les doubleurs français ont donné de la voix à Paris, derrière l’Opéra Garnier, mardi 3 décembre. Ils étaient environ 80 en face du bâtiment où les négociations sur l’intelligence artificielle (IA) se tenaient depuis le début de la matinée avec les commanditaires du doublage tels que Amazon, Apple, Paramount, Sony ou encore Netflix. Le rassemblement visait à exiger des clauses protectrices, mais aussi a interpellé le ministère de la culture.
Les doubleurs sont a priori censés être protégés de l’écrasante intelligence artificielle par la loi. Pourtant les obligations du règlement général de protection des données (RGPD) « ne sont pas appliquées et chacun rejette la faute sur l’autre, regrette Olivia Luccioni de SFA-CGT, alors nous [réclamons] une clause limpide ». L’association Les Voix (association professionnelle des artistes de la voix off) appelle donc le ministère de la Culture à réagir, notamment par la pétition #TouchePasMaVF. « Il est du devoir des pouvoirs publics d’agir, non pour empêcher l’innovation, mais pour réguler le développement de l’IA générative de manière à protéger les artistes, les œuvres, la culture et l’emploi. »
L’objectif est d’empêcher que leurs données vocales ne soient utilisées sans leur consentement pour alimenter des IA capables de créer des voix synthétiques, avec ou sans reconnaissance de l’artiste original, ce qui mènerait à « détruire l’économie de 110 sociétés et 15 000 emplois », prévient Patrick Kuban de l’association Les Voix. Véronique Augereau, voix française de Marge Simpson, précise que les premiers secteurs touchés sont le monde de l’audio description, celui des voice-over, et des jeux vidéo (qui fabriquent déjà leurs images avec l’IA pour certains). « On y laissera des plumes », s’inquiète-t-elle.
Atteinte à la culture
C’est le doublage parfait d’Édith Piaf qui chantait au micro du rassemblement « IA casse-toi, tu touches pas à ma voix » ou encore « avec l’IA la culture est sans voix ». Le doublage est un pilier de l’ombre de la culture française. Les Versions Françaises (VF) des films étrangers représentent en moyenne 85 % des entrées cinéma en France. L’activité n’est pas seulement une traduction linguistique, mais une véritable adaptation artistique. Il participe à la transmission des sentiments et du sens d’une œuvre tout en assurant une diffusion de la culture à un large public.
Brigitte Lecordier, voix française de Son Goku et de Oui-Oui (entre autres), plaide un doublage créé par des humains, pour des humains : « L’IA n’a pas d’émotions, elle n’est pas de bonne ou mauvaise humeur, elle n’a pas chaud ou froid. Et ça, le public le ressent. »
« Qu’on ne nous remplace pas ! »
L’inquiétude des doubleurs ne se limite pas à l’utilisation abusive de leurs voix dans les IA. Marc Maurille, intermittent du spectacle, confie recevoir de moins en moins de propositions de doublage de la part des directeurs artistiques des studios et des théâtres. « On demande que nos voix ne nourrissent pas l’IA et qu’on ne nous remplace pas ! »
Ces technologies numériques permettent de créer des voix synthétiques qui, dans certains cas, imitent parfaitement celles des humains, privant ainsi les artistes d’opportunités professionnelles et fragilisant une économie déjà fragile. Le besoin de légiférer est donc urgent. Philippe Peythieu, voix française d’Homer Simpson, complète : « Il faut encadrer l’intelligence artificielle, créer des clauses qui respectent notre consentement. Si on reprend notre voix, il faut que ce soit encadré et rémunéré. »
Mardi soir, une assemblée générale organisée par les syndicats à la Bourse du Travail à Paris a rendu compte des négociations. Olivia Luccioni de SFA-CGT, s’est montrée rassurée : « Nous n’avons pas encore trouvé de terrain d’entente, mais l’entretien s’est très bien passé. Les commanditaires ont été à l’écoute et ils ont compris qu’il était important de remettre l’humain et l’émotion de l’humain au centre du débat. » Face à un avenir encore incertain – tant bien sûr la capacité de l’IA que sur la demande du public – les « majors » du cinéma et des séries ont donné un nouveau rendez-vous de négociations, dans 15 jours.
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