Arlanc (Puy-de-Dôme), envoyé spécial.
Et si, pour une fois, le Salon de l’agriculture était vraiment utile aux agriculteurs ? Et si cette habituelle grande foire du gigantisme agricole cédait la place à de véritables états généraux du monde paysan pour lui définir un avenir viable ?
Les actions de blocage de janvier, les quatre salves d’annonces gouvernementales et les mobilisations syndicales de ces derniers jours contribuent à faire de l’événement, cette année peut-être plus que toute autre, un grand moment politique. Emmanuel Macron, qui doit inaugurer le Salon ce samedi matin, est attendu au tournant. Les annonces de Gabriel Attal n’ont pas suffi à répondre aux revendications d’une profession exsangue.
Si loin du Puy-de-Dôme, les halls d’exposition parisiens de la porte de Versailles semblent pourtant très proches à Angélique Thiallier. À 46 ans, cette éleveuse laitière de 70 vaches, installée sur la commune d’Arlanc, attend beaucoup du Salon, tant les mesures déjà empilées par le gouvernement ne changent rien à son quotidien.
Aux côtés de son mari Denis Boulamoy et de deux de ses fils, Axel et Johan, elle ne compte pas ses heures pour maintenir à flot leur Gaec (groupement agricole d’exploitants en commun) de 115 hectares en polyculture et se rémunérer. Générer suffisamment de revenus pour vivre dignement de son labeur est la grande revendication du couple.
« Au 31 mars, il faut qu’on ait saisi toutes nos factures »
Le quotidien des éleveurs, qui débute invariablement à 6 heures par la traite du matin, raconte les innombrables difficultés qui ont attisé la colère hivernale du monde paysan. Sur les récents points de blocage, le sujet des tracasseries administratives revenait, comme un exemple de dévoiement du métier.
Être paysan aujourd’hui, c’est effectivement revêtir une combinaison avec des ronds de cuir. Ce mardi après-midi, Angélique et Denis s’attellent à la paperasse, un dossier « PAC 2023 » de 22 pages d’un côté, « Compta 22/23 » de 44 pages de l’autre. « Au 31 mars, il faut qu’on ait saisi toutes nos factures depuis le 1er avril dernier. Je n’ai rien fait encore », précise Angélique.
Les déclarations de naissance sont aussi à tenir à jour. « Les nouveaux veaux, il faut qu’on les boucle et qu’on les déclare. Ils ont une espèce de carte d’identité », précise-t-elle, brandissant les bordereaux de couleur rose. Les éleveurs disposent de sept jours pour le faire. « Plusieurs oublis constatés en cas de contrôle peuvent conduire à une réduction de tes primes », détaille Angélique Thiallier. Même traçabilité pour l’usage des produits qu’ils utilisent sur leurs sols. Sur un cahier d’épandage et un autre phytosanitaire est répertorié le nombre d’intrants utilisés sur les parcelles, histoire d’être sûr de ne pas surcharger les terres.
Ces obligations, fastidieuses, Denis Boulamoy les comprend. Pour lui, ces normes environnementales « sont utiles ». « Il faut prendre en compte le respect des sols. Contrairement à la décision du gouvernement, nous étions pour le maintien du plan Écophyto », glisse l’homme aux yeux bleus. Bien qu’il ne soit pas en agriculture biologique, le couple prône d’ailleurs un type d’agriculture « raisonnée » : il n’use des produits phytosanitaires qu’en dernier recours.
Cette tâche administrative, impossible à réaliser sans l’aide d’un centre de gestion contre plusieurs milliers d’euros par an, présente une seconde vertu. Celle de tenir le bilan de santé du Gaec. « C’est ce qui nous permet de connaître notre chiffre d’affaires, les charges opérationnelles, les charges de structure, et puis de définir ce qu’on appelle l’excédent brut d’exploitation », souligne l’agricultrice. Des informations « indispensables, si l’on veut obtenir un prêt », complète Denis Boulamoy.
Plus que les normes et les tracasseries bureaucratiques, c’est l’impression d’être la « vache à lait » de tout un système qui indigne le couple. Dans ce modèle agricole, les emprunts sont indispensables. Les banques se payent bien. Chaque mois, le Gaec rembourse 700 euros pour la construction d’un bâtiment agricole, 875 euros pour celui abritant les génisses.
Le tracteur représente également une charge de « 1 000 euros par mois ». « Au total, on a à peu près 5 000 euros de prêts à rembourser pour toutes nos infrastructures. C’est énorme », calcule Denis Boulamoy. S’ajoute à cela le coût de la construction et de la rénovation de bâtiments, à hauteur de « 300 000 euros ».
« La facture a grimpé de 14 000 à 26 000 euros »
Malgré tout, le couple arrive à générer un revenu de 1 200 euros par associé, grâce à l’obtention de la certification de leur lait en AOP (appellation d’origine protégée) Fourme d’Ambert. Leur litre de lait est acheté 45 centimes par une laiterie de Fournols quand, ailleurs, Lactalis tire les prix vers le bas en ne proposant que 42 centimes le litre. Mais les fins de mois sont souvent compliquées. « Du fait du prix des courses, on se retrouve avec quasiment rien. Quand je fais un chariot, c’est entre 150 et 200 euros, et ça ne dure que trois ou quatre jours », précise la mère de famille.
Le ménage paye également 1 500 euros de factures d’électricité tous les deux mois. Car les bâtiments agricoles sont gourmands. Tout comme le tracteur en gasoil non routier (GNR). « On est passés de 70 centimes le litre à près de 1,30 euro. Or nous utilisons à peu près 20 000 litres par an. La facture a grimpé de 14 000 à 26 000 euros », calcule Denis Boulamoy. Le paysan de 49 ans garde tout de même le moral : « J’aime ce que je fais. Il faut savoir tout faire : comptabilité, mécanique, agronomie… C’est cette diversité qui rend le métier intéressant. » Reste que la passion doit s’accompagner d’un revenu stable.
Ce jour-là, une fois levés les yeux des papiers, le couple s’en retourne à ses vaches. Dix-huit heures sonnent la deuxième traite de la journée. Plusieurs petites têtes rondes montbéliardes les attendent sur l’aire paillée à vingt pas de l’habitation principale en pierre. À côté de celle-ci se tient la petite salle exiguë qui abrite les machines à traire. « Les enfants n’aiment pas trop cette partie du métier parce que cela prend plus de temps », souligne Angélique Thiallier.
Pour accélérer cette opération, qui nécessite actuellement deux heures, des aménagements seraient nécessaires car l’installation ne peut accueillir que huit vaches à la fois. Pourtant, la quadragénaire affiche un grand sourire : « J’adore ça. C’est vraiment le moment privilégié de ma journée. Pendant ces heures, on peut observer des animaux vraiment complices. »
Une fois la traite terminée, les éleveurs nourrissent les veaux et préparent les bottes de foin. Une machine jaune équipée sur roues leur est d’une aide précieuse. « C’est ce que nous appelons un bol pailleur », chargé de mélanger les fourrages afin de distribuer aux animaux des rations complètes.
Fin de journée. Johan, le cadet de la famille, fait un dernier tour en distribuant une caresse ou deux à ses vaches. C’est cet attachement à un type d’agriculture soucieuse de l’animal qui a motivé l’adhésion d’Angélique Thiallier au Modef (le Mouvement de défense des exploitants familiaux). « Aujourd’hui, je suis fière de représenter un syndicat qui se préoccupe des petites fermes familiales. Qui le fait ? Personne. Je suis la première à critiquer le modèle agricole appliqué depuis des décennies qui a rendu notre profession exsangue », s’enhardit la présidente de l’organisation pour le Puy-de-Dôme.
Quatre semaines auparavant, elle et ses camarades avaient participé à des mobilisations dans le département pour protester contre les premières annonces du premier ministre. Le fonds de 150 millions d’euros d’aides à l’élevage ne correspond en effet qu’à 1 035 euros par exploitation. Une paille.
Pour le Modef, seul un prix plancher rémunérateur, garanti aux producteurs par l’État, changera la donne, s’il est assorti d’un contrôle des importations et d’un réel encadrement des marges des transformateurs comme de la grande distribution. Quant aux près de 10 milliards annuels d’aides publiques nationales ou liées à la politique agricole commune, le syndicat revendique qu’ils soient orientés vers l’agriculture paysanne et les bonnes pratiques environnementales. Loin des dumpings fiscal, social et environnemental plébiscités par Gabriel Attal avec l’assentiment de la FNSEA.