Les vitres de l’épicerie ont le mérite d’attirer immédiatement l’attention. Le genre de devanture à faire lever la tête de son téléphone portable. « Épi C’tout » affiche un sticker marron. « Solidaire, participative, écocitoyenne », annonce un autre autocollant. Curieux. Un léger brouhaha se fait entendre à quelques pas des lieux.
« Est-ce que tu pourrais me passer du chocolat, s’il te plaît ? », demande un homme à une femme. Deux autres personnes discutent. Une scène a priori anodine. Sauf qu’elle se passe au Local’Attitude, une épicerie d’environ 30 m2 installée dans les quartiers nord de Bordeaux. Et que plusieurs des produits scrupuleusement sélectionnés par ce monsieur aux lunettes carrées portent une étiquette différente des autres : « Pour une sécurité sociale de l’alimentation ».
Légumes en vrac, tablettes de chocolat noir, barquettes de fraises… Une demi-douzaine de comestibles en sont estampillés. « Tous les fruits sont conventionnés », explique Olivier, membre du conseil collégial de l’épicerie, qui place les produits dans un sac avant de s’avancer vers la caisse pour régler ses achats.
La MonA, une monnaie alimentaire pour devise
La transaction est des plus curieuses. Olivier ne sort ni espèces ni carte bancaire. Il donne seulement son nom et son prénom, puis la caissière imprime un ticket de caisse avec le montant total de ses courses calculé dans une devise inconnue : 20 MonA. Car ici, les achats s’effectuent avec une « monnaie alimentaire », la MonA.
« La démarche est encore toute nouvelle. Cela ne fait que depuis le 30 avril qu’elle a été installée chez nous », se satisfait l’homme de 49 ans. Le sourire béat qu’il affiche confine à l’euphorie. Il fait partie des rares élus à pouvoir bénéficier de la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) en Gironde.
L’expérimentation, lancée le 19 mars 2024, est née de l’initiative de l’association Acclimat’action, dont sont adhérents les 40 citoyennes et citoyens issus des parcours d’engagement vers une démocratie alimentaire du département de la Gironde et de la mairie de Bordeaux.
Comme Olivier, 399 autres Girondins issus de 193 foyers (à Bègles, Bordeaux, Pays foyen, et Sud-Gironde) aux revenus différents ont été tirés au sort par le département pour percevoir, pendant un an, une allocation mensuelle de 150 MonA, l’équivalent de 150 euros, auxquels s’ajoutent 75 MonA par personne supplémentaire dans le foyer. « Nous sommes partis du constat qu’aujourd’hui la précarité alimentaire s’accroît. Trop de personnes en difficulté financière réalisent des arbitrages aux dépens de leur alimentation. Pourtant, elles ne doivent pas être condamnées à la malbouffe », résume le président socialiste du Conseil départemental Jean-Luc Gleyze.
Pour cela, le choix des participants s’est fait en fonction des critères de revenu et de composition des foyers de chacun. L’expérience avait déjà été lancée à Montpellier en février 2023. Mais c’est la première fois qu’elle est déployée à l’échelle d’un département. Une initiative plus que nécessaire au regard des 200 000 personnes en situation de précarité alimentaire en Gironde (soit 12 % de la population départementale).
« Mes charges représentent près de 90 % de ce que je touche »
La démarche se veut un prolongement de la Sécurité sociale. Quatre caisses locales de l’alimentation sont constituées (une sur chaque territoire). Les participants s’y retrouvent chaque mois pour discuter du fonctionnement de leur caisse. Parmi les sujets abordés : le conventionnement de nouveaux points de vente.
Ces derniers sont choisis selon cinq critères : « accessibilité et inclusivité » ; « bien-être au travail » ; « transparence et juste rémunération » ; « localité des produits » et « pratiques agricoles durables ». Pour être conventionné à 100 %, un établissement doit pouvoir répondre à ces cinq exigences.
La caisse commune redistribue ensuite les allocations et coordonne les quatre caisses locales. Elle assure aussi le suivi financier, scientifique et global du projet et travaille sur le plaidoyer. La cotisation des participants est définie selon le principe : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », édicté au XIXe siècle par le socialiste Louis Blanc, popularisée par Karl Marx, et fondement de notre actuelle Sécurité sociale. Le montant minimal est fixé à 10 euros. Les MonA sont ensuite déposées sur un compte numérique.
« Cela va changer ma vie », se réjouit Giselle, retraitée. Rencontrée ce matin-là au tiers-lieu citoyen la Boussole, à Captieux, elle fait partie des personnes issues du parcours d’engagement vers une démocratie alimentaire qui ont travaillé sur cette expérimentation. Originaire de Fontainebleau, la sexagénaire a déménagé il y sept ans en Gironde. « J’avais monté une microentreprise de peinture de bois, mais le Covid a tout balayé et j’ai fini par m’écrouler. Financièrement, c’était dur. J’ai été contrainte de m’inscrire à la banque alimentaire à Bazas », confie l’ancienne gouvernante d’hôtel.
Pendant cinq ans, la sexagénaire s’est privée de viande. La SSA lui donne la possibilité de s’en procurer de nouveau. Un constat partagé par Mary, 32 ans, mère célibataire avec quatre enfants à charge, habituée aux files d’attente des banques alimentaires et bénéficiaire du RSA. « Mes charges représentent près de 90 % de ce que je touche. J’en suis environ à 1 000 euros de charges, entre le loyer, la cantine, la garderie ou encore le centre de loisirs, égrène la jeune mère. Les gens pensent que je n’ai aucune dépense du fait des allocations que je perçois, mais c’est faux. »
Un financement à hauteur de 539 000 euros
La SSA permet également aux producteurs participant à l’expérimentation de diversifier leurs revenus. C’est le cas des Carraz, une famille de quatre éleveurs bovins en bio, propriétaire d’une boucherie à Bazas. « Cela fait trente ans que nous sommes dans l’agriculture, trente ans qu’on nous rapporte que nos produits sont chers. Mais ce sont les autres qui vendent leurs productions à des prix trop déraisonnables », souligne Myriam Carraz, mère de trois enfants. Dans sa boucherie, elle commercialise son kilo de viande à 16,50 euros.
« Certains supermarchés le proposent à deux euros ! C’est inconcevable pour nous au regard de notre savoir-faire culturel, du fait que nous soyons en bio et de notre éthique de travail », s’emporte celle qui vend de la viande bazadaise, plébiscitée dans la commune.
Afin d’être conventionné, la charte de la SSA exige des producteurs de justifier d’un label bio AB, Nature & Progrès ou un équivalent minimum. « C’est une incitation à aller vers des pratiques plus écologiques », précise Jacques Beaucé, maraîcher à Lados, aux Jardins de Bouet.
Reste qu’il est encore trop tôt pour tirer un bilan de l’expérimentation. Le projet est censé durer un an seulement. Le temps pour le département d’évaluer si l’hypothèse d’une caisse autosuffisante est possible. Pour l’heure, selon les projections réalisées par le conseil départemental, celle-ci contient 539 000 euros. Des fonds constitués pour la caisse à partir de la cotisation des participants (214 000 euros) et des collectivités parties prenantes.
Ensuite ? Le président du département Jean-Luc Gleyze a de l’ambition pour la SSA version girondine : « Pourquoi ne pas transformer cette expérience en proposition de loi ? Des initiatives similaires voient le jour partout en France. Réfléchissons-y afin de pouvoir interpeller le gouvernement sur cette expérimentation qui permet d’assurer une rémunération plus juste à nos agriculteurs et une alimentation de qualité et accessible à toutes et tous. »
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