Bouchons dans les oreilles, casquette vissée sur la tête et lunettes de protection, le mécanicien perce le réservoir par le dessous de la voiture en partie désossée. Le carburant s’écoule à l’intérieur d’un pipeline installé sous l’usine et se retrouve stocké à l’extérieur du bâtiment afin d’éviter les émanations. Une partie servira à chauffer le hangar. Ce poste est celui de la dépollution des véhicules où l’huile, le carburant, le liquide de frein, le gaz de climatisation sont récupérés.
Dix-huit minutes plus tard, le même véhicule passe au poste suivant, où il est retourné sur un côté grâce à un gros bras articulé qui installe le véhicule à hauteur du mécanicien. Un autre détache alors les éléments qui tiennent le moteur. Lequel est déposé et installé sur un tapis roulant avant de passer dans une immense machine à laver le solvant. Propre, il sera photographié dans un studio dédié avant d’être emballé, stocké à l’horizontal dans l’immense hangar de 13 mètres de haut puis revendu via Internet à des professionnels, garages et concessionnaires, ou à des particuliers.
Nous sommes chez GPA (le Géant de la pièce auto), implanté le long de la nationale 7, sur la commune de Livron, dans la Drôme. À première vue, les centaines de voitures accidentées laissent peu de doute sur le fait qu’il s’agit d’une casse automobile. Mais les ombrières munies de panneaux solaires qui entourent d’immenses hangars munis de puits de lumière compliquent un peu la première impression, renforcée par la présence d’une éolienne de 30 mètres de haut.
Redorer le blason d’un métier longtemps mal vu
De fait, GPA est à la fois une entreprise de recyclage de voitures et de motos mais aussi un distributeur de pièces auto d’occasion à la pointe de l’économie circulaire. Les 4 hectares d’ombrières photovoltaïques assurent l’alimentation en électricité de 5 000 foyers de Livron et de Loriol. Elles permettent en outre que l’eau de pluie ne ruisselle pas sur les voitures accidentées, volées ou en fin de vie, qui auront besoin d’être dépolluées au risque d’empoisonner les sols d’hydrocarbures et d’huile de moteur. Et l’éolienne, tout juste installée, va couvrir près d’un tiers des besoins électriques de l’entreprise.
Installée au bout de la vallée de la Drôme, GPA est une entreprise familiale. Avec ses 240 salariés, elle est membre de l’association Biovallée, un label qui réunit des industriels, des citoyens et des agriculteurs. Accoler la voiture au bio, le concept est pourtant contre-intuitif. L’industrie automobile pèse 16 % de l’économie française et assure 900 000 emplois en France.
Moteur de la croissance, elle est responsable de 54 % des émissions de gaz à effet de serre (GES), 24 % incombent aux poids lourds et 20 % aux véhicules utilitaires légers, selon les chiffres de l’Agence européenne pour l’environnement en 2019. Hyperpolluante tout au long de sa vie, la voiture, chez GPA, se recycle néanmoins à 99,7 %. Et si les lois obligent désormais les constructeurs à l’écoconception, c’est-à-dire à penser leur véhicule jusqu’à leur fin de vie, ils peuvent encore faire mieux.
Déboulonner un moteur, récupérer des pare-chocs, des ouvrants, des blocs de portière, des petites pièces comme les volants, les leviers de vitesse, les ceintures de sécurité, a conduit GPA à inventer de nouveaux outils et modes de production. Il a également fallu créer des formations sur mesure pour des mécaniciens initialement accoutumés à réparer des voitures et non à les démonter. Et surtout, redorer le blason d’un métier longtemps mal vu. « Nous étions des casseurs, des marginaux, pas bien reconnus dans nos métiers », confie Évelyne Barberot, gérante de GPA et fille du couple de fondateurs de l’entreprise.
« Ceux qui n’avaient pas d’argent venaient démonter eux-mêmes la pièce qu’ils cherchaient »
Une histoire qui a soixante ans. Edward et Léone Renaud se rencontrent à un bal de Manosque, dans les années 1950. Résistant sur le plateau des Glières à 18 ans, Edward envisage de devenir berger en Australie, pour fuir les mauvais souvenirs. « Il a perdu des copains », souffle Évelyne Barberot. Sa rencontre avec Léone le fait changer d’avis.
D’origine gitane, Léone appartient à une famille de colporteurs, revendeurs de chiffons, de tissus, de peaux de lapins pour la confection des chapeaux de feutre. Les premiers recycleurs, en somme. Ensemble, ils achètent une ancienne bergerie sur l’emplacement actuel de GPA. « Nous vivions à sept avec mes parents et notre grand-mère, qui a élevé les quatre enfants que nous étions car les parents travaillaient beaucoup. »
La boutique située au rez-de-chaussée de la maison sert à revendre des huiles de moteur usagées. « Mais un jour, un client a amené sa voiture accidentée à mon père. C’est à ce moment que la casse a commencé. Ceux qui n’avaient pas d’argent venaient démonter eux-mêmes la pièce qu’ils cherchaient et mon père ne leur faisait pas souvent payer », raconte la gérante de la société. Sur une photo de la fin des années 1960 exposée dans le hall de l’entreprise, on voit une bergerie entourée de centaines de voitures, le terrain de jeu d’Évelyne Barberot. « Nous n’avions pas beaucoup de sous, les parents prenaient peu de vacances, je jouais au milieu des voitures, des chiens, des chats, sept ânes et des chèvres… »
24 000 véhicules traités chaque année
Au tournant des années 1980, les Renaud installent une station-service et son bonhomme géant en carton, sur la nationale 7. L’autoroute n’existait pas encore, personne ne pouvait manquer le géant en carton. Après des études de commerce international, Évelyne Barberot rejoint ses deux frères dans l’entreprise familiale. Un bâtiment est alors dédié au démontage, au stockage et à la vente de pièces d’occasion. À partir du 1er janvier 2017, les professionnels de l’entretien et de la réparation automobile ont l’obligation de proposer des pièces de rechange. « La demande a explosé », se souvient la gérante.
Après quelques mois passés en Chine où il travaille chez Veolia dans le recyclage des navires en fin de vie entre Canton et Macao, Johan Renaud, le neveu d’Évelyne Barberot, comprend tout le potentiel de GPA. De retour au pays, il parvient à convaincre les dix membres de la famille travaillant dans l’entreprise de construire une usine en 2019. Depuis 2019, GPA a doublé son chiffre d’affaires (passé 31 à 63 millions d’euros en 2024). 24 000 véhicules sont désormais traités chaque année, plus de 1 000 pièces de réemploi sont produites chaque jour.
Au final, 99,7 % de la masse des véhicules hors d’usage (VHU) est ainsi valorisée. Reconnu « entreprise à mission » pour ses engagements sociaux et environnementaux, GPA parvient en outre à recruter sur le territoire. « Les robots ne remplaceront jamais les humains, ils sont là pour leur faciliter la tâche. Les voitures accidentées ne sont jamais de la même année, ni de la même marque, ni du même gabarit », explique Johan Renaud.
En cette fin mai, plus de 200 véhicules neufs ou en très bon état viennent d’arriver chez GPA. Le parc automobile d’un concessionnaire du Nord-Pas-de-Calais s’est retrouvé inondé par les fortes pluies de l’automne dernier, une des conséquences du réchauffement climatique. Des centaines de pièces quasi neuves vont être récupérées et revendues, en moyenne un quart moins cher que le prix neuf. Deux nouveaux GPA vont voir le jour à Paris et à Angers prochainement. Histoire de tirer son épingle du jeu « au moment où des fonds de pension américains rachètent nos confrères », explique Évelyne Barberot. La voiture en circuit court made in France, ça semble possible. Avant de rêver de s’en passer, un jour.