En pénétrant dans la clairière des fusillés, les murmures de la ville s’estompent. Au loin, la tour Eiffel et les gratte-ciel de la Défense découpent l’horizon. Mais Paris fait silence. Comme si le lieu imposait gravité et solennité, que seuls quelques piaillements d’oiseaux viennent troubler.
Ici, à Suresnes, au sommet du Mont-Valérien, Missak Manouchian a été exécuté par les nazis, avec 21 de ses camarades des FTP-MOI. C’était un après-midi enneigé, le 21 février 1944. Quatre-vingts ans plus tard, le cercueil du résistant communiste arménien revient, ce mardi 20 février, à l’endroit de son exécution, sur cette imposante colline des Hauts-de-Seine, en surplomb de l’Ouest parisien.
Missak Manouchian refera le parcours du jour de sa mort, mais cette fois victorieux, escorté par des représentants militaires, en présence de responsables du PCF, dont le secrétaire national Fabien Roussel. Il passera la nuit dans la crypte derrière le mémorial, avant d’entamer sa route vers le Panthéon, où il reposera avec son épouse Mélinée.
Le moment sera important pour la mémoire communiste. Mais aussi pour le Mont-Valérien lui-même. Le lieu est longtemps resté quasiment fermé au public, réservé au recueil des familles des victimes et aux cérémonies commémoratives à tonalité gaulliste, notamment l’appel du 18 juin. Désormais, des visites guidées sont possibles. En 2023, 33 000 visiteurs, pour moitié des scolaires, ont arpenté l‘endroit.
Un lieu mémoriel et un fort militaire
« Jusqu’en 2010, le site était entouré de barrières et il fallait envoyer un fax aux autorités pour obtenir l’autorisation de visite », relate Jean-Baptiste Romain. Dans son impeccable costume vert olive, le directeur des hauts lieux de la mémoire en Île-de-France se fait guide pour l’Humanité.
Il ambitionne de faire du Mont-Valérien un lieu mémoriel de premier ordre en France comme en Europe, dans les pas de son prédécesseur Antoine Grande, l’artisan de l’ouverture au public du site. La semaine du 21 février, ce féru d’histoire ne « dormira pas beaucoup » pour s’assurer que la cérémonie soit la plus réussie possible, confie-t-il avec le sourire du passionné.
Mais pourquoi le Mont-Valérien est-il resté si longtemps verrouillé ? Le fait que les espaces mémoriels – l’esplanade, la crypte et la clairière des fusillés – soient très proches du fort militaire érigé en 1846, où quelques centaines de soldats opèrent toujours sous la protection de caméras et de barbelés, y est sans doute pour quelque chose. Mais pas seulement.
Sur les 1 009 fusillés de 22 nationalités différentes recensés au Mont-Valérien, 65 à 70 % des victimes étaient communistes, parmi lesquels Gabriel Péri, journaliste à l’Humanité, député et résistant. Pourtant, le PCF s’est longtemps désintéressé de ce lieu, préempté par Charles de Gaulle.
En 1960, le général fait ériger à l’entrée du Mont le mémorial de la France combattante, incarné par une immense croix de Lorraine en pierre. C’est à son ombre que la visite débute, là où brûle la « flamme éternelle de la Résistance ». Difficile de ne pas se sentir écrasé par l’imposante mystique gaulliste. « Les communistes se sont concentrés sur d’autres sites consacrés à la mémoire, comme le musée de la Résistance nationale à Champigny-sur-Marne », explique Jean-Baptiste Romain.
Le directeur enfonce une petite clé dans la porte dorée à gauche de la croix de Lorraine et pénètre dans la crypte. Les pas résonnent dans la semi-pénombre. Seize cénotaphes (tombeaux vides) de résistants se déploient, recouverts des trois couleurs de la nation. Les corps sont enterrés en dessous.
En 2021, Hubert Germain, dernier compagnon de la Libération, y a trouvé sépulture. Mais les communistes en sont absents. « En passant la nuit du 20 au 21 février ici, Manouchian réconcilie ces mémoires de la Résistance », souligne Jean-Baptiste Romain.
La résistance des agents communaux
Un long escalier en marbre conduit ensuite vers l’extérieur et la clairière. Le visiteur prend de la hauteur et a panorama sur la région parisienne. Difficile d’imaginer qu’il y a quatre-vingts ans, en lieu et place de cet océan de béton, s’étendaient de vastes étendues maraîchères. Le fort militaire était ainsi isolé de la ville, tout en ayant une vue imprenable sur la campagne, rendant vaine toute tentative de s’en échapper.
Jean-Baptiste Romain marque le pas avant la clairière et embrasse le lieu d’un ample geste du bras : « Les Allemands veulent, pendant la guerre, que le Mont-Valérien et ce qu’il s’y passe soient connus. Il a vocation à dissuader d’entrer en résistance et la presse collabo va relayer cette propagande. » À gauche, la montagne suresnoise a déjà tissé sa légende noire. Lors de la bataille de Rueil, en avril 1871, les canons versaillais ont massacré l’armée communarde qui tentait de prendre le fort.
À quelques mètres, une grille noire barre une route de terre. Celle que les camions allemands empruntaient en quittant le Mont-Valérien, chargés des dépouilles des fusillés pour aller les disséminer dans les cimetières de la région parisienne, en particulier à Ivry. Les corps de Missak Manouchian et de ses camarades ont, eux aussi, pris cette route.
À partir de 1943, la préfecture de police de Paris réclame que les fusillés soient enterrés anonymement, de peur de créer des lieux de mémoire, des tombes de martyrs qu’on viendrait fleurir. Consigne est donnée de n’en garder aucun registre. Les agents communaux n’en feront rien et vont désobéir. Une sorte de résistance de basse intensité, qui pourtant pouvait coûter très cher, et qui a permis, à la fin de la guerre, aux familles de retrouver les leurs et aux historiens de faire leur travail.
Qu’ont pensé les camarades de l’Affiche rouge, quelques secondes avant que les fusils allemands ne crachent leur feu ? Impossible à savoir. En revanche, l’endroit exact de l’exécution est connu, grâce à une série de trois photographies, les seules images de fusillades au Mont-Valérien existant à ce jour, montrées sur le parcours.
Ces clichés, dont on ne sait pas encore avec certitude s’ils ont été pris en secret ou à la vue de tous, ont pour auteur l’allemand Clemens Rüther, conducteur de convois de prisonniers. Ce sous-officier, que certaines sources décrivent comme catholique et antinazi, a gardé secrètes ses photos pendant quarante ans.
Puis, la culpabilité, peut-être, ou l’envie de se débarrasser de ce legs encombrant, qui sait, l’ont poussé à les confier à un comité pour la mémoire. L’avocat chasseur de nazis Serge Klarsfeld contribue à les authentifier, dans les années 2000. Manouchian n’y apparaît pas mais certains FTP-MOI si, dont Marcel Rajman et Celestino Alfonso.
La chapelle et ses graffitis
Le peloton d’exécution, lui, se tenait à quelques mètres, là où une grosse dalle en pierre commémore les « 4 500 résistants fusillés par l’ennemi » au Mont-Valérien. Un chiffre erroné, fruit d’une sorte de consensus officieux après guerre, qui satisfaisait à la fois le récit gaulliste et celui, communiste, du « parti des 75 000 fusillés ».
La visite s’achève dans une petite chapelle, à une soixantaine de mètres du pas de tir. Jean-Baptiste Romain recontextualise : « Le Mont-Valérien n’était pas une prison, les condamnés n’y dormaient pas. Manouchian a passé sa dernière nuit à Fresnes. En revanche, ils attendaient dans cette chapelle d’aller à la mort. » Parfois, les nazis tuaient jusqu’à 80 personnes en une journée. Notamment en 1942.
En témoigne la vertigineuse liste de noms égrenés sur le monument aux morts en forme de cloche, œuvre du plasticien Pascal Convert. Près d’un tiers des fusillés ont été exécutés cette seule année. Depuis la chapelle, ceux qui patientent entendent les coups de feu et les camarades qui tombent comme des mouches – le rythme presque industriel de la barbarie nazie.
Sur les murs de l’édifice religieux, que l’humidité, inlassable, ronge au point de nécessiter plusieurs restaurations par an, des messages laissés pendant la guerre par certains prisonniers sont encore lisibles. « FTP – France d’abord », « Vive la France, vive l’URSS »… En tout, 23 graffitis ont été laissés. Comme un clin d’œil aux 23 des FTP-MOI, même s’ils n’en sont pas les auteurs. Cette nuit, tous les fantômes du Mont-Valérien veilleront sur Missak Manouchian.