Il est 13 h 30 quand les pompiers retrouvent le corps sans vie d’un chauffeur de poids lourd dans l’Aisne enfermé dans son habitacle. Cet homme de 56 ans incarne la 139e mort au travail affiché par le compteur de l’Humanité depuis le 1er janvier 2024.
Ce décompte s’appuie sur le recensement que tient inlassablement Matthieu Lépine sur X. Accident après accident, ce professeur de géographie tente depuis plusieurs années de mettre un nom, une histoire, un visage sur celles et ceux qui ne sont jamais rentrés de leur journée de travail.
Cette année, l’« hécatombe invisible » risque d’être pire que celle annoncée. « Cela me paraît évident, vu qu’il n’y a malheureusement pas un article à chaque fois qu’il y a un décès », devance ce Montreuillois dont la veille minutieuse se base sur des coupures de presse.
Pourquoi de telles différences entre le décompte de la Sécu et celui de la Direction générale du travail ?
Les synthèses mensuelles internes de la direction générale du travail (DGT) auxquelles l’Humanité a eu accès font état d’au moins 157 accidents mortels entre janvier et avril (contactée, la DGT n’a pas répondu à nos questions). Sans surprise, l’industrie manufacturière et la construction demeurent, les plus accidentogènes.
Ces relevés de la DGT, qui reposent sur les signalements aux inspecteurs du travail, sont sûrement eux aussi en dessous de la réalité. Rien qu’en 2023, la note mentionne 400 accidents mortels. L’assurance-maladie, qui enregistre les déclarations officielles d’accidents, ne rendra publiques les données concernant 2023 qu’en janvier prochain.
Les derniers chiffres disponibles s’élèvent à 738 décès en 2022. Mais, pour avoir une idée du nombre de vies volées par le boulot en un an, il faut ajouter les accidents de trajet (286) ainsi que les maladies professionnelles (203), répertoriés aussi par la Sécurité sociale. Et encore, c’est sans compter les agriculteurs inscrits à la MSA, ni les travailleurs indépendants ou les fonctionnaires, dont l’accidentalité demeure opaque.
En recoupant différentes données, le média Politis aboutissait au chiffre de 903 en 2022. Or, sur cette année-là, l’inspection du travail n’en compte que le tiers (331). Et elle semble prendre en compte ceux ayant eu lieu dans l’enseignement ou dans « l’administration publique » sans qu’on ne sache réellement à quoi correspondent ces catégories.
Pourquoi une telle différence entre la comptabilité de la Sécu et celle de la DGT ? Interrogé sur ce point, Simon Picou ne se l’explique pas. « Il arrive qu’un décès sur un chantier soit camouflé mais, si les pompiers et la police interviennent, on finit quand même par le savoir », s’étonne le représentant CGT des inspecteurs du travail. D’autant qu’un décret de 2023 oblige l’employeur à prévenir l’inspection dans les douze heures suivant le dernier souffle du salarié.
Malgré ce différentiel, les 157 morts collectées en 2024 par le ministère du Travail dessinent une tendance notable par rapport aux années précédentes. Sur les quatre premiers mois, la synthèse dénombre 113 décès en 2023, 101 en 2022 et 112 en 2021. Soit environ 30 à 50 décès en moins que cette année en cours. Dans son recensement, Matthieu Lépine, lui, ne trouve pas « d’évolution majeure » entre ces périodes : « Cela ne veut pas dire grand-chose puisque je reste totalement tributaire du travail en amont des médias. »
« On n’a pas pu s’empêcher de faire le lien avec les jeux Olympiques »
Reste que les notes mensuelles fournies par leur direction sont venues confirmer l’inquiétude de certains inspecteurs du travail. « Dès les premiers mois, on était sur une série noire. Un collègue qui n’en a jamais eu à gérer s’est trouvé confronté à deux accidents mortels en début d’année », illustre un fonctionnaire francilien, qui lui-même a dû se rendre au chevet d’un ouvrier enseveli en janvier.
« C’est un événement lourd, en général on s’y déplace à deux collègues. Les chefs descendent nous voir pour nous prévenir, tout le service est au courant. C’est vrai qu’on s’est fait la réflexion qu’il y avait un truc anormal », poursuit-il. Selon nos informations, en Île-de-France, 14 décès ont eu lieu de janvier à mars, dont l’un sur les travaux du Grand Paris. Soit 12 % des 157 décès du pays. Et près de la moitié de ces décès franciliens ont été enregistrés en Seine-Saint-Denis, où de nombreuses grues rythment le paysage.
De quoi animer les discussions dans cette union départementale de la Drietts (direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités). « On n’a pas pu s’empêcher de faire le lien avec les jeux Olympiques », confie un agent. Difficile de vérifier cette hypothèse basée sur les échos de plusieurs chefs de travaux qui auraient accéléré les cadences en vue de l’événement sportif, dont plusieurs sites se trouvent en banlieue parisienne.
Des restrictions de chantier y sont en effet prévues du 15 juin au 15 septembre, voire jusqu’au 30 septembre après les paralympiques. « Quand bien même certains chantiers ne seraient pas fermés, avertissent plusieurs inspecteurs, la circulation des camions pour acheminer les matériaux ou le déplacement des salariés seront limités. » Selon les médias spécialisés, les entreprises sont censées avoir anticipé, mais le flou demeure autour de la mise en application des consignes.
Officiellement, la préparation de Paris 2024 n’a ôté la vie de personne…
95 % des ouvrages estampillés JO sont aujourd’hui terminés. Des tribunes temporaires d’accueil du public sont en voie d’installation. À peine commencés, certains montages ont été suspendus en mars dernier pour « danger grave et imminent de chute de hauteur ». Officiellement, la préparation de Paris 2024 n’a ôté la vie de personne. Officiellement, celle d’Amara Dioumassy a été fauchée le soir du 16 juin 2023, dans le quartier de la gare d’Austerlitz, sur un ouvrage commandé par la Ville de Paris.
Dans les faits, ce père de famille travaillait sur le chantier du collecteur d’eaux usées participant à l’assainissement de la Seine, où les épreuves de natation en eau vive et de triathlon sont censées se disputer. Ses soutiens militent pour qu’une plaque commémorative soit posée en son honneur. Quant au chantier du Grand Paris Express, au moins sept personnes y ont perdu leur vie en tentant de la gagner.
« Évidemment, l’obligation de respecter les délais des jeux Olympiques fait boule de neige sur l’ensemble des autres activités », résume Marie Martin. Depuis 2014, cette juriste à la fédération CGT de la construction suit les dossiers d’accidents mortels pour lesquels l’organisation se constitue partie civile et fournit une aide juridique et du soutien psychologique des familles endeuillées.
Déjà six sont en cours pour 2024. Le double par rapport à l’an dernier. « C’est plus qu’avant mais on reçoit davantage de signalements qu’avant, de la part de familles, de militants ou de contrôleurs. Notre démarche est plus connue », remarque Marie Martin.
Les décès professionnels ont bondi sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron
Les JO parisiens n’expliqueraient pas à eux seuls une tendance plus générale. Alors qu’en trente ans la mortalité au travail a été réduite de moitié, elle stagne depuis les années 2000 avant d’augmenter au cours des années 2010, en particulier concernant les femmes.
Par ailleurs, les maladies professionnelles ont plus que doublé en vingt ans. Une note récente de l’Institut La Boétie, lié à la France insoumise, impute cette dégradation aux politiques néolibérales à l’œuvre depuis des décennies, menées au pas de charge ces dernières années.
De fait, les décès professionnels ont bondi sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, passant de 530 décès en 2017 à 738 (voire 903) en 2022. « Des chiffres jamais atteints au XXIe siècle », rappelle Matthieu Lépine.
Le premier ministre a semblé s’en rendre compte lors de sa prise de fonction. « On a trop d’accidents au travail en France, on a trop de Français qui meurent au travail », réitérait Gabriel Attal sur le plateau JT de TF1 en mars dernier.
Fin 2023, le ministère du Travail avait lancé une campagne nationale de lutte contre la sinistralité au travail, relancé en mars avec un plan pour la prévention des accidents du travail graves et mortels. Les 157 morts depuis janvier démontrent que ces campagnes n’ont pas encore atteint leur but.
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