Les plaidoiries des parties civiles se sont succédé, vendredi 13 décembre, devant la cour d’assises spéciale de Paris. Tout en rappelant les souffrances des victimes, elles ont décortiqué la mécanique de l’assassinat du professeur pour mieux fixer les responsabilités de chacun des huit co-accusés.
Comment la justice pourrait-elle réparer l’irréparable ? Dans la salle des grands procès du palais de justice de Paris, vendredi 13 décembre, la question semblait rebondir sur les murs, les vitres du box, les écrans, les visages attentifs du public venu assister au procès de l’assassinat de Samuel Paty. Alors que les plaidoiries des dix avocats des parties civiles (six autres s’étaient exprimés la veille) se succédaient, il était difficile de ne pas se demander comment, dans un tel procès, faire droit au besoin d’explication et de réparation des victimes, tant celui-ci est immense et tant l’absence du meurtrier, Abdullakh Anzorov, tué par les policiers le 16 octobre 2020, ne peut y répondre.
Tel était pourtant le but partagé par les avocats qui se sont exprimés tout au long de cette journée, au nom de leurs clients : les différents membres de la famille de Samuel Paty, son fils de 9 ans et la mère de celui-ci, l’ancienne principale du collège du Bois-d’Aulne, les collègues du professeur d’histoire-géographie et EMC (éducation morale et civique), les policiers nationaux ou municipaux acteurs et témoins du drame, ou encore des associations de victimes du terrorisme comme la FENVAC (Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs) ou l’AFVT (Association française des victimes du terrorisme). Il s’agissait pour eux, devant cette cour d’assises spéciale dépourvue de jury populaire, de convaincre voire d’impressionner les juges – qui, par nature, ne sont pas des gens impressionnables. C’est sans doute ce qui explique que certains de ces ténors du barreau se sont attardés, en présence de leurs clients déjà traumatisés, sur les détails les plus horrifiques du drame. Ou que d’autres aient vu tout à coup leur voix s’étrangler d’émotion, sans que l’on puisse déterminer s’ils étaient emportés par la théâtralité de la justice ou portés par l’empathie envers leurs clients.
« Elle ne peut pas oublier le regard de Samuel »
Les uns et les autres avaient visiblement choisi deux stratégies différentes – mais complémentaires. Certains ont mis en avant les souffrances endurées par les victimes, directes et indirectes, de l’attentat, pour mieux en rendre comptables les accusés présents dans le box. Ainsi Camille Parpex et Alice Guillet, conseils de Cécile H., policière municipale première arrivée sur les lieux du crime, ont décrit les séquelles psychiques et physiques qu’elle ressent toujours, sa vie bouleversée. Quatre ans après les faits, elle a cessé de travailler, a dû déménager, prend des somnifères lourds et des antidépresseurs, ne sort plus jamais seule… « Elle ne peut pas oublier le regard de Samuel, qu’elle a croisé » au moment où l’assassin s’acharnait à détacher sa tête de son corps, résume Me Guillet : « Chaque jour, elle lutte pour sa survie. »
Même tonalité chez les conseils de Mickaëlle Paty, l’une des sœurs du professeur assassiné. Rappelant que l’attentat laisse « une famille foudroyée », Me Pauline Ragot justifie que sa cliente (qui a déposé en juillet un recours en justice pour que l’État reconnaisse sa responsabilité dans le drame) est une femme « en colère, et elle ne s’en cache pas ». Mais, recadre-t-elle, « qui sommes-nous pour réprouver une sœur qui se bat ? Le combat est la seule voie qu’elle a trouvée pour ne pas s’effondrer ». Son confrère Thibault de Montbrial prend également appui sur la « colère » de Mickaëlle Paty, mais pour donner à sa plaidoirie une tonalité politique. Pas vraiment une surprise, s’agissant d’un collaborateur du média d’extrême droite Frontières. Le 16 octobre 2020 à Eragny-sur-Oise, affirme-t-il, « c’est la charia qui a frappé » puis, situant cet attentat dans la continuité de tous ceux qui ont eu lieu en France depuis Charlie Hebdo, lance : « Ça fait dix ans, et ça continue ! »
Démonter la mécanique du crime
Comme pour circonscrire ce risque de dérive, son confrère Antoine Casubolo-Ferro, représentant de seize collègues du professeur assassiné, avait auparavant rappelé que Samuel Paty lui-même s’était dit menacé « non par des musulmans, mais par des islamistes locaux ». S’attachant au contexte, il a décrit la peur qui avait gagné le collège du Bois-d’Aulne, notamment après cette réunion du 12 octobre avec le « référent laïcité » du rectorat qui, « loin de les rassurer, les avait encore plus paniqués » en ne leur apportant pas les réponses qu’ils attendaient, par exemple sur la conduite à adopter en cas d’introduction d’une personne armée dans le collège. Il leur avait alors été demandé avant tout, a martelé Me Casubolo-Ferro, « de ne pas exercer [leur] droit de retrait et de ne pas parler à la presse ». « Non Monsieur Paty, tonne alors l’avocat, vos collègues ne vous ont pas abandonné ! » Ils ne veulent « pas de diplôme de victimes : ils sont là pour être aux côtés de la famille » et « pour tous les professeurs de France, dont 45 000 professeurs d’histoire-géographie, tous profondément choqués par l’assassinat ». Un rappel qui résonne avec d’autant plus de force qu’on avait appris, trois jours plus tôt, l’abandon par le gouvernement démissionnaire du projet de musée-mémorial des victimes du terrorisme, au prétexte d’économies.
D’autres se sont chargés de ramener les débats au plus près des faits pour tenter de démonter la mécanique du crime, lancée par le mensonge de Z., la collégienne qui avait raconté avoir été exclue du cours de Samuel Paty alors qu’elle n’y assistait pas, et pointer les responsabilités de chacun des accusés au fil de cet engrenage. « Tous les témoins se demandent depuis quatre ans ce qu’ils auraient pu faire pour éviter » l’issue tragique, rappelait ainsi Me Vincent Berthault, avocat de l’ancienne principale du collège. C’était pour mieux mettre en regard l’attitude des accusés : « À part Ismaël Gamaev », qui a reconnu avoir conforté le projet d’Anzorov lors de ses échanges avec lui sur les réseaux sociaux, « personne n’a reconnu ses responsabilités ». Z., a-t-il décrit, a « une mère aveugle et un père totalement sourd », qui ont refusé jusqu’au bout de voir le mensonge de leur fille alors qu’ils en ont eu de multiples occasions. Une preuve parmi d’autres : Brahim Chnina, qui pose en père attentif, ne savait même pas comment accéder à l’espace numérique de travail du collège, ce qui lui aurait pourtant permis de constater les absences et problèmes disciplinaires que sa fille cachait.
« D’un simple incident au collège ils ont fait un appel au meurtre ! »
L’avocat s’est attaché à faire tomber tous les masques. Abdelhakim Sefrioui, l’imam autoproclamé, c’est « le pyromane qui reproche aux pompiers de ne pas éteindre l’incendie sur lequel il continue à souffler » : la vidéo où il interroge Z. en guidant ses réponses, est pensée pour obtenir « un maximum de vues » sur les réseaux sociaux. Il ne peut prétendre qu’il aurait « perdu le contrôle » sur la viralité de celle-ci, puisqu’il a tout fait pour qu’elle devienne virale. Priscilla Mangel, cet autre soutien du meurtrier au sein de « cette fange qu’on appelle la djihadosphère » sur les réseaux sociaux, ne peut soutenir qu’elle ignorait le contexte – le procès de l’attentat de Charlie Hebdo, la republication des caricatures et les nouvelles menaces d’attentats… – ni la radicalisation d’Anzorov, « alors qu’elle vit avec quelqu’un qui a été condamné à 14 ans [de prison] pour terrorisme ! » « Il n’y a pas de loup solitaire », a martelé l’orateur : ses amis et complices ont réalisé la logistique en assurant ses déplacements pour se procurer des armes puis se rendre devant le collège.
Sa consœur Virginie Le Roy, représentant l’autre sœur de Samuel Paty, Gaëlle, ses filles et ses parents, continuait dans la même veine, de manière encore plus détaillée et pour tout dire, implacable. Elle démontrait notamment que Nabil Boudaoud et Azim Epsirkhanov ont bien été « les complices conscients d’Anzorov » en relevant chacun des détails qui le prouvent. Comme par exemple le témoignage de l’armurière qui leur a vendu le couteau du meurtre, expliquant que tout ce qui les intéressait était le tranchant de sa lame, alors qu’ils étaient censés chercher un couteau de collection à offrir au père d’Anzorov… Rappelant que la famille a prévenu les accusés : « Nous ne voulons pas de vos excuses, nous voulons des explications », elle a estimé qu’au long des débats, celle-ci « n’a pas eu grand-chose » puisque chacun des accusés n’a cessé de contester ou minimiser ses responsabilités. « D’un simple incident au collège ils ont fait un appel au meurtre ! » lançait-elle en direction de Chnina et Sefrioui (ce « faux journaliste, faux imam, vrai imposteur »). Dans sa bouche, ce procès est devenu celui « de l’ignorance, de la haine », qui ont concouru à « faire du mensonge d’une adolescente une arme de guerre ». Un engrenage « méticuleusement préparé » par les uns et les autres, « le résultat de choix ». « Il n’y a pas de hasard dans cet assassinat », concluait-elle : « Anzorov n’a fait que suivre la route qui lui était indiquée. »
Francis Szpiner, avocat de l’ex-compagne de Samuel Paty et de leur fils, a tenté de mettre ses pas dans ceux de sa consœur, dans une version baroque où les effets oratoires compensaient mal une rigueur et, au final, une efficacité moindre. Le mépris social qu’il n’est pas parvenu à cacher, pastichant la langue des accusés, écorchant systématiquement et comme à dessein le nom d’Epsirkhanov et se permettant d’improbables allusions aux évènements politiques du jour, frôlait l’incident quand le président Franck Zientara, excédé, le rappelait sèchement à l’ordre : « Pas de plaisanteries s’il vous plaît ! » De plaisanteries, il ne sera pas question non plus la semaine prochaine, où les plaidoiries de la défense succéderont aux réquisitions du parquet avant que les juges rendent leur verdict, prévu au plus tôt jeudi 19 au soir.
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