Deux jours durant, Adèle Haenel l’aura fixé du regard, mâchoire serrée, frappant du poing les pupitres de la salle d’audience au gré de ses dénégations, levant les yeux au ciel, se prenant la tête dans les mains, parfois même, quand cela n’était plus supportable, le traitant de « gros menteur », ou lui intimant, de la façon la plus sonore qui soit, de « fermer (sa) gueule ! » Deux jours durant, Christophe Ruggia, lui, n’aura eu de cesse d’éviter de croiser ce regard brûlant, celui d’une actrice de 35 ans aujourd’hui retirée du cinéma, qui l’accuse de multiples agressions sexuelles, commises alors qu’elle était âgée de 12 à 14 ans, au lendemain du tournage de son premier film, les Diables.
« La justice, un levier pour celles et ceux qui n’en ont pas d’autres »
Ce mardi, le parquet a réclamé contre le cinéaste cinq ans de prison, dont trois assortis d’un sursis probatoire et deux fermes, aménagés par le port d’un bracelet électronique, ainsi que l’interdiction d’exercer une profession en lien avec des mineurs.
Rappelant la défiance de l’actrice vis-à-vis de l’institution judiciaire et son refus initial de porter plainte – « la justice nous ignore, on ignore la justice », avait-elle déclaré –, la procureure Camille Poch a défendu l’utilité de s’engager dans de telles procédures. « J’interviens souvent devant cette 15e chambre, avec des salles beaucoup moins pleines, mais je tiens à rappeler que les faits examinés ici sont extrêmement fréquents. La justice doit être un levier pour celles et ceux qui n’en ont pas d’autres », a insisté la représentante du parquet, donc de la société.
Protéger la société, et singulièrement la jeunesse, alors qu’elle ne l’avait pas été sur le tournage des Diables, ou dans les rendez-vous fixés chaque samedi après-midi avec Christophe Ruggia, voilà ce qui a motivé Adèle Haenel à raconter son histoire, en 2019, à Mediapart, alors que le cinéaste s’apprêtait à tourner un nouveau film impliquant des adolescents. Ce projet, « pour moi, c’était une façon de nier les agressions que j’avais subies », a expliqué l’actrice, lundi soir.
Un peu plus tôt, des extraits de son premier film avaient été diffusés dans la salle d’audience, montrant Adèle et ses 12 ans, son visage poupin, son corps nu à peine formé, dans des scènes particulièrement explicites avec son partenaire Vincent Rottiers, à peine plus âgé. « Ça me fait de la peine quand je vois cette enfant. De la peine parce que personne ne l’a défendue », a-t-elle déclaré, évoquant notamment un « laisser-aller parental ».
« L’amour » de Christophe Ruggia pour Adèle Haenel est au cœur du dossier
Mardi, c’est aussi à cette enfant de 12 ans que son avocate, Me Anouck Michelin, s’est adressée dans sa plaidoirie. « Tu n’as rien fait de mal. Ce n’était pas à toi de décider de faire ce film, de tourner pendant trois mois, avec des scènes de nu, d’aller chez Christophe Ruggia… Rien de tout ça n’est de ta faute ! » lance l’avocate, qui évoque aussi le « diamant brut » qu’était la comédienne débutante à l’époque des faits. « Ce diamant, vous ne l’avez pas découvert, poursuit-elle aussi, s’adressant cette fois à Christophe Ruggia. Vous l’avez martelé, comme un mauvais artisan. Pour garder pour vous votre ”Marilyn”, à disposition dans votre appartement. »
L’avocate évoque là un des points clés du dossier : la fascination du cinéaste pour Adèle Haenel, son « amour » pour elle, confessé dans plusieurs écrits et pourtant nié par l’intéressé pendant cette audience, ainsi que la « sexualisation » de son corps de jeune adolescente. « Il se disait débordé par la sensualité d’Adèle et était fasciné par son corps. Ce n’était pas qu’une fascination artistique », a assuré à la barre l’ex-compagne du cinéaste, Mona Achache.
La sœur du réalisateur, Véronique Ruggia, qui avait coaché Adèle Haenel sur le tournage des Diables et celui de Naissance des pieuvres, le film de Céline Sciamma, avait confronté son frère, en 2014, aux accusations que lui avait rapportées la comédienne quelques années plus tôt. « Je conçois qu’un adulte puisse tomber amoureux d’une enfant de 12 ans. Mais quand ça arrive, il faut s’en empêcher », avait expliqué Véronique Ruggia à son frère. « Je sais », avait simplement répondu le réalisateur, n’exprimant alors que son « regret » de « l’avoir perdue ».
Invitée à revenir une dernière fois à la barre, mardi après-midi, Adèle Haenel a tenté d’expliquer pourquoi elle était revenue, chaque samedi ou presque, chez celui qui l’avait agressée dès le premier rendez-vous. « Ma normalité avait basculé petit à petit, et personne n’était là pour dire à cette enfant : ”C’est pas ta faute, ce sont des manipulations, des violences.” » Commentant la « déchéance » actuelle de Christophe Ruggia, abordée par sa sœur, elle ajoute : « On me demande aujourd’hui de pleurer sur son sort. Mais non ! Agresser une enfant, ça a des conséquences, en voilà une. »
Intervenant en défense du cinéaste, Me Fanny Colin a pressé “l’institution de ne pas rendre justice le pistolet sur la tempe”. “Le principe selon lequel ‘le doute doit profiter à l’accusé’ n’est pas un principe patriarcal, c’est un principe destiné à protéger des innocents”, a argumenté l’avocate, assurant qu’en l’espèce, il y avait bien doute, et que donc son client devait être “relaxé”.
Le décision du tribunal sera rendue le lundi 3 février 2025, à 13h30.
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