Perpignan (Pyrénées-Orientales), envoyé spécial.
Dans les rues de toute la ville, sur tous les panneaux publicitaires, cette même affiche orange annonçant l’événement. Le premier « Printemps de la liberté d’expression ». Une « manifestation unique et inédite », selon la communication de la mairie de Perpignan, « visant à permettre l’expression de toutes les opinions ». Toutes ? Pas vraiment. Sur la scène du palais des congrès, ce vendredi 3 mai, Éric Naulleau ouvre le bal et affiche la couleur.
L’ancien chroniqueur de Laurent Ruquier, qui affirme à qui y croit encore son appartenance à la « gauche républicaine », préside la série de conférences sous les yeux de Louis Aliot, maire d’extrême droite de la ville et vice-président du Rassemblement national. « Cette liberté est en danger, tonne l’homme de télévision. Elle est menacée par différentes idéologies : le wokisme (mot-valise utilisé pour caricaturer le progressisme – N.D.L.R.), l’islamisme… J’appelle au réarmement intellectuel. En France, nous ne sommes plus un pays libre. L’heure est à la contre-attaque et elle commence aujourd’hui ! »
Bolloré, « grand espoir pour la France »
Appelés à intervenir tout au long de ces trois jours, du vendredi 3 au dimanche 5 mai, les « gens de bonne volonté unis sur l’essentiel » destinés à former une « union des patriotes pour que la France reste la France », comme le dira le président de l’événement plus tard dans la journée, penchent très clairement à droite. Parmi eux, d’anciens sarkozystes, comme Henri Guaino, des figures controversées, tel qu’Henri Joyeux, professeur interdit d’exercice par l’Ordre des médecins pour ses propos antivaccins, mais aussi des habitués des plateaux de CNews : Sabrina Medjebeur, essayiste cultivant une obsession sur le voile, ou l’ancien député LR Georges Fenech, inépuisable commentateur des questions touchant à l’insécurité. Soit autant de gens qui crient qu’« on ne peut plus rien dire », alors qu’ils ont une carte d’invité permanent sur de nombreuses antennes.
À commencer par celles de Vincent Bolloré. Le journaliste Jean Sévillia, auteur en 2004 du livre le Terrorisme intellectuel : de 1945 à nos jours (Perrin), salue le rôle du milliardaire dans la nécessaire « reconquête » des esprits, via son empire médiatique comme ses prises dans le milieu de l’édition. « Je tiens à saluer la dignité de Vincent Bolloré, lance-t-il sous les applaudissements de la salle. Grâce à lui, il y a des éditeurs qui soutiennent de bons livres, des écrivains à contre-courant apparaissent. C’est assez impressionnant et très encourageant. C’est un grand espoir pour la France ! »
Pour atteindre l’hégémonie, les intervenants se retrouvent sur une autre priorité : faire taire leurs opposants. À ce titre, la phrase mise en exergue à l’intérieur du programme distribué à l’entrée et signée Éric Naulleau est particulièrement évocatrice : « Les censeurs seront à leur tour censurés. » « Les vrais fachos, ce sont ceux qui nous traitent de fachos, tente l’essayiste Daniel Salvatore Schiffer, avant d’enchaîner ismes qui font peur : « Les tenants du wokisme et de l’islamo-gauchisme mettent en danger notre civilisation. Les premiers par une dérive du déconstructivisme et les seconds par leur stalinisme. C’est pour cela que Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise sont des staliniens ! »
Tout d’un coup, le débat dévie : « Les Arabes ont-ils été irréprochables ? »
Françoise Claverie, présidente du Centre méditerranéen de littérature et missionnée pour « modérer » les débats, abonde : « Si on parle d’idéologie diversitaire et victimaire, de dérive islamo-gauchiste, de la montée de l’immigration, on devient facho et nazi. » À sa droite, Renée Fregosi, anciennement du Mouvement de libération des femmes (MLF) et qui s’est depuis distinguée pour sa dénonciation du Planning familial, y voyant un « refuge de militants transactivistes », ose alors : « On reproche à l’Occident la colonisation, l’esclavage, le patriarcat, l’homophobie… Et les Arabes, ont-ils été irréprochables ? On refuse de voir le positif spécifique à l’Occident. »
Qui est responsable ? « Mai 68 ! » répondra le lendemain le philosophe Michel Onfray, y voyant un « craquement civilisationnel » qui « détruit » mais « ne construit rien ». Une conférence interrompue à plusieurs reprises par des manifestants de gauche aux cris de « fachos, au cachot », rabroués par une foule éructant les mêmes quolibets à leur encontre.
Dans ce contexte de surenchères outrancières et d’incidents, un autre spectateur ose prendre la parole, comme affolé, pour s’adresser à Henri Guaino : « Ne pensez-vous pas que l’on a déjà atteint le fond ? » L’ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy prend une large inspiration. « Non, le fond, c’est quand la violence dévore le ventre des hommes et qu’arrive un besoin d’ordre, répond-il, comme pour calmer certaines ardeurs, même celles de son camp. C’est pour cela que je pense qu’il faut s’interdire de penser que ce que l’on considère comme le bien est le bien. Il faut se méfier de l’absolu. Sinon, ça finira dans le sang et les larmes. Nous n’avons pas atteint le fond, mais nous progressons. Vers le fond. » À Perpignan, on creuse encore.