Par Maryse Dumas, syndicaliste
Hasard du calendrier ! Je termine la lecture d’un roman tunisien au moment de la réélection de Kaïs Saïed à la présidence de la Tunisie. Les espoirs nés des « printemps arabes » démarrés précisément en Tunisie devront encore patienter. Ce mouvement d’allers-retours entre des périodes d’avancées des idées démocratiques et de retours du balancier conservateurs, c’est précisément ce que raconte sur un siècle d’histoire « Désastre dans la maison des notables », d’Amira Ghenim. La maison d’édition Philippe Rey a créé la collection « Khamsa » pour ouvrir une fenêtre « sur l’imaginaire de pays trop souvent réduits à la chronique du terrorisme, des flux tragiques de la migration clandestine ou des dictatures ». Ce livre y parvient parfaitement. Vrai roman, très bien écrit, très documenté, il nous fait découvrir les réalités complexes d’un pays, d’une société qui a sa propre logique d’évolution. Elle ne peut être réduite, même si cela compte, à ses relations avec l’ancien protectorat français. Le roman nous fait cheminer avec la société tunisienne, sur quatre générations, au travers des relations compliquées entre deux familles, la famille Naifer, riche et conservatrice, et la famille Rassaa, progressiste. Elles sont unies par le mariage « arrangé » ou « forcé » entre Mohsen et Zbeida. Le livre débute par le récit d’un drame familial, raconté par Louisa, servante analphabète au service de Zbeida. Une lettre pour Zbeida est confiée à Louisa, mais lui échappe et tombe dans les mains du frère de Mohsen. La foudre s’abat alors sur Zbeida mais aussi sur les deux familles avec de durables conséquences en chaîne. Le contenu de la lettre n’est jamais révélé et toutes les interprétations possibles se font jour dans les conversations des contemporains de la scène, puis de leurs descendants. Ces conversations, toujours datées, montrent l’évolution contrastée des mentalités mais aussi celles des mœurs et problématiques politiques.
Le roman commence de manière classique mais nous conduit de surprise en surprise. D’une écriture qui va aux tréfonds des tourments de la société tunisienne, le livre permet un regard aigu sur la condition des femmes à tous les niveaux de la société, des basses classes jusqu’aux plus hautes. Il a deux personnages centraux, Zbeida, que l’on découvre par ce qu’en disent ceux et celles qui l’ont connue ou leurs descendants, mais à qui la parole directe n’est jamais donnée, et l’auteur de la lettre, seul personnage historique du roman. Tahar Haddad, intellectuel progressiste, participa au mouvement de libération nationale contre le protectorat français dans les années 1920. Il fut le fondateur de l’Union générale des travailleurs tunisiens et combattit toute sa vie en faveur de l’émancipation des femmes. Mis au ban de la société après la publication en 1930 de son ouvrage « Notre femme dans la législation islamique et la société », exposant ses idées progressistes, il mourut dans des conditions déplorables en 1935, moment où commence le livre. Il y est présenté comme ayant été le précepteur de Zbeida. Les spéculations sur le contenu de la lettre qu’il lui adresse avant de mourir sont le prétexte à découvrir sa vie et ses idées, jusqu’à son influence sur les orientations de la politique de Bourguiba, qui fut président de la République tunisienne de 1957 à 1987. Voilà un livre qui allie plaisir de lecture et enseignements très riches sur l’histoire et la culture tunisiennes. Je ne saurais trop vous le conseiller.
« Le désastre dans la maison des notables », d’Amira Ghenim, traduit par Souad Labbize, éd. Philippe Rey/Barzakh, coll. « Khamsa », 494 pages.