Le Green Deal européen proposé par la Commission européenne vise à rendre l’Union européenne neutre sur le plan climatique d’ici 2050. Lancé en 2020, il se concentre sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre grâce à une transition vers des sources d’énergie propres. Ses partisans lui attribuent de nombreux avantages, comme le souligne l’économiste Claudia Kemfert :
« Un pacte vert pour l’Europe […] non seulement créer des opportunités économiques, mais aussi réduire les conflits géopolitiques, garantissant ainsi la paix en Europe et à l’extérieur de l’Europe.
Cette déclaration, faite dans Internomics, un forum de premier plan pour les discussions fondées sur la recherche sur les principales questions de politique économique européenne, reflète probablement l’opinion de nombreux décideurs européens selon laquelle freiner le commerce des combustibles fossiles garantirait la paix en Europe. Malheureusement, l’affirmation d’un lien de causalité entre le Green Deal européen et la sécurité européenne n’a jamais été examinée de manière explicite et critique. Dans un article récent publié dans Energy Economics, nous évaluons cette affirmation, en abordant notamment la question de savoir si la réduction des importations d’énergie en provenance de Russie pourrait renforcer la sécurité de l’UE.
Les promesses géopolitiques d’un Green Deal européen
À première vue, réduire la dépendance à l’égard des combustibles fossiles russes semble offrir des avantages en matière de sécurité pour l’Europe. Cette affirmation repose sur deux arguments clés :
Premièrement, la politique économique de la Russie semble largement subordonnée aux objectifs militaires. Par ailleurs, l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm rapporte une corrélation entre les prix de l’énergie et le niveau du budget militaire russe : les dépenses militaires russes ont connu une baisse entre 2016 et 2019 en raison de la faiblesse des prix de l’énergie (combinée aux sanctions en réponse à l’annexion de la Russie par la Russie). Crimée en 2014) ; Cependant, en 2021, grâce aux revenus élevés du pétrole et du gaz, la Russie pourrait augmenter ses dépenses militaires de 2,9 % et porter ses dépenses militaires à 4,1 % du PIB. L’argument s’ensuit selon lequel si l’Europe achète moins de combustibles fossiles à la Russie, la diminution des revenus qui en résulterait réduirait la capacité de la Russie à financer son armée.
Deuxièmement, les marchés du gaz connaissent plusieurs changements structurels, tels que le développement d’un marché mondial du GNL, qui devraient entraîner une baisse des prix du gaz à long terme. Et cette potentielle baisse des prix est vue par de nombreux auteurs comme une opportunité d’accroître le pouvoir de négociation des pays européens et de l’UE dans ses relations diplomatiques et de sécurité avec la Russie, et ce malgré une dépendance initialement très importante de l’Europe à l’égard du gaz russe.
Une analyse microéconomique
Malgré leur attrait, ces arguments échouent sous l’examen économique, notamment en termes de pouvoir de marché et d’incitations.
Premièrement, l’idée selon laquelle l’Europe pourrait exercer une influence sur la Russie suppose que l’Europe fonctionne comme un monopsone (un marché avec un seul acheteur). Cependant, cela devient de plus en plus inexact à mesure que la Russie continue de construire de nouveaux pipelines et d’exporter des installations vers l’Asie. Même si ces évolutions ne compensent pas entièrement la perte des marchés européens par la Russie, elles diminuent le pouvoir de négociation potentiel de l’UE.
Deuxièmement, la réduction des revenus énergétiques ne modifie pas nécessairement la priorité donnée par la Russie aux dépenses militaires. En effet, compte tenu de l’importance vitale que le Kremlin attache à son effort de guerre, il ne touchera pas à ce poste de dépenses même en cas de baisse significative de ses recettes énergétiques, préférant réduire d’autres dépenses.
De plus, le coût de la mise en œuvre du Green Deal européen pourrait mettre à rude épreuve les budgets des pays de l’UE, réduisant potentiellement leurs investissements militaires déjà sous-financés. La menace militaire de la Russie provient en grande partie de son arsenal nucléaire, qui implique dans une large mesure des coûts irrécupérables, et d’outils de guerre hybride relativement peu coûteux, tels que les cyberopérations et les activités subversives. Une réduction de ses revenus pourrait ne pas avoir d’impact significatif sur sa capacité à menacer militairement l’Europe.
Enfin, argent n’est pas nécessairement synonyme d’efficacité. Et si l’industrie de défense européenne fabrique des armes de meilleure qualité que ses homologues russes, l’Europe pourrait continuer à consommer une énergie russe relativement bon marché et consacrer l’argent économisé à son industrie militaire pour conserver un avantage sur les capacités militaires russes.
Par conséquent, une analyse économique de base suggère que le Green Deal européen pourrait bien avoir un impact positif modéré, voire nul, sur sa sécurité et ses relations diplomatiques avec la Russie. Pourtant, dans notre article, nous suggérons que l’évaluation de l’impact de l’accord doit aller au-delà d’une simple analyse coûts-avantages. Et qu’il doit intégrer une analyse stratégique de la manière dont les différents acteurs concernés réagiront à la baisse des revenus qui en résultera sur le long terme.
Une analyse stratégique
En utilisant la théorie des jeux, notre article identifie une variable clé de l’économie politique susceptible de jouer un rôle médiateur dans la relation entre la mise en œuvre de l’accord et les relations militaires entre l’Europe et la Russie. Il s’agit notamment de la manière dont les différents groupes d’élites russes actuellement en lice pour le pouvoir réagiront.
La littérature de sociologie politique russe indique deux principaux groupes d’élite : un groupe plus petit, pro-Poutine, axé sur l’armée, et une faction plus large, favorable aux entreprises et ouverte au commerce occidental.
En théorie des jeux, la taille d’un groupe est une variable très importante lorsque le bénéfice attendu d’une action doit être réparti entre les membres du groupe. L’action en question ici se bat pour le pouvoir de contrôler les revenus énergétiques. Étant donné que le groupe pro-Poutine est de plus petite taille, même les revenus énergétiques réduits peuvent toujours être partagés de manière rentable entre ses membres, ce qui n’est pas le cas du groupe plus important, favorable aux entreprises. En conséquence, selon l’accord, la lutte pour le pouvoir reste logique pour le petit groupe, mais moins pour le plus grand.
En outre, étant donné qu’avec le groupe pro-Poutine, les bénéfices attendus des exportations d’énergie seront probablement consacrés à l’armement, aux opérations militaires et au soutien de l’élite dirigeante au niveau national, la sécurité de l’Europe est loin d’être garantie à la suite du Green Deal. mise en œuvre.
Il est intéressant de noter que l’augmentation des revenus énergétiques de la Russie n’entraînerait pas nécessairement une augmentation proportionnelle des efforts militaires du plus petit groupe. Selon la loi de l’utilité marginale décroissante de la richesse, à mesure que le revenu par habitant augmente, les agents obtiennent une augmentation de satisfaction d’autant plus faible, ce qui se traduit par une moindre incitation à se battre pour obtenir le pouvoir politique sur les ressources économiques.
Implications politiques
Si l’UE entend fonder ses politiques sur ce modèle stratégique, elle devrait réfléchir aux conséquences involontaires d’une réduction des revenus énergétiques russes. La baisse des revenus énergétiques pourrait affaiblir les efforts du groupe plus large, favorable aux entreprises, qui pourrait plaider en faveur de relations pacifiques avec l’UE.
Une solution simple pourrait consister à envoyer des signaux crédibles à l’élite russe pro-business selon laquelle une augmentation des échanges commerciaux avec l’UE est possible si elle accède au pouvoir et entretient des relations pacifiques avec ses voisins – une approche compatible avec la pleine mise en œuvre du Green Deal.
En effet, les sources d’énergie renouvelables créent intrinsèquement une interdépendance entre les pays en raison de leur nature intermittente, nécessitant des réseaux électriques intelligents capables d’équilibrer l’offre et la demande. Il existe donc de fortes incitations économiques à développer les interconnexions des réseaux, notamment entre l’UE et la Russie. En outre, la dépendance de la Russie à l’égard des technologies d’énergies renouvelables importées, ainsi que de ses richesses minérales nécessaires à leur construction, pourrait favoriser une interdépendance saine entre l’UE et la Russie, technologiquement plus avancées.
Enfin, le Green Deal comprend une stratégie sur l’hydrogène qui pourrait être mise à profit pour promouvoir la diversification économique en Russie. L’UE pourrait engager la Russie dans le développement d’hydrogène vert qui pourrait être exporté vers l’Europe en utilisant l’infrastructure de pipelines existante.