Devant les milliers de stèles blanches du cimetière de Srebrenica, sa silhouette imposante se détache. Ici, Muhizin Omerovic est appelé Djile. « C’est mon petit nom depuis l’école primaire, explique-t-il. Cela vient de Gengis Kahn, dans notre langue. À l’école, j’étais déjà très grand. Mais je n’ai jamais été agressif, toujours très doux », sourit-il. En cette fin du mois de juin 2024, Djile est revenu au mémorial du génocide, à la rencontre de lecteurs de l’Humanité en voyage en Bosnie pour découvrir ce pays complexe à l’histoire tourmentée.
Il brise la glace et livre son récit de survivant du plus grand massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, vingt-neuf ans plus tôt. La douceur et les sourires du grand gaillard tranchent avec une vie qui ne lui a pas fait de cadeau, comme à des milliers de ses concitoyens.
Son pays déchiré par un conflit de presque quatre ans
Aujourd’hui âgé de 50 ans, il n’en avait pas tout à fait 18 quand la quiétude de sa jeunesse a été emportée par la guerre. Le conflit qui éclate au printemps 1992 a déchiré son pays durant presque quatre années. À l’époque, il s’engage aussitôt dans l’armée de Bosnie-Herzégovine, alors que celle des Serbes de Bosnie, dirigée par Ratko Mladic, lance une offensive sur l’enclave musulmane de Srebrenica et les dizaines de villages qui font partie de la commune.
Les premiers « faits d’armes » de Djile, qui participe à la défense de la ville, l’amusent singulièrement lorsqu’il les raconte : « La première chose qu’on m’a confiée, c’était un révolver. Avec un de mes amis, nous nous sommes retrouvés en embuscade. Puis nous avons vu un blindé serbe arriver dans notre direction par la route. Je l’ai mis en joue. Et à mesure qu’il s’approchait de moi, j’avais l’impression que mon revolver rapetissait. »
En mars 1993, son père est tué dans un bombardement
Djile éclate de rire. « Je me suis alors tourné vers mon camarade. Il s’était allongé au sol et avait enfoui sa tête dans les racines d’un arbre. » Ce jour-là, les deux combattants ne tireront pas. Le « baptême du feu » aura lieu ultérieurement, avec un fusil cette fois, mais défectueux.
« J’avais mis un soldat en joue et j’ai appuyé sur la détente. Je n’ai entendu qu’un clic. J’ai appuyé plusieurs fois de suite, le canon vers le ciel, puis une détonation est partie. J’ai alors vu le soldat serbe faire demi-tour et partir en courant. » S’enchaîne une série de tentatives pour faire fonctionner son fusil, avec des coups qui partent aléatoirement, toujours vers le ciel. « Et le soldat serbe courait de plus en plus vite. C’est un moment où j’ai eu un sentiment de puissance extraordinaire », avoue Djile.
Mais le cocasse cède très vite la place au tragique, et la guerre prend son véritable visage le 12 mars 1993. Son village, Pobude, situé à une trentaine de kilomètres de la ville, est bombardé par l’artillerie serbe. Son père est tué dans son jardin. Djile se presse alors de rejoindre la maison. « J’ai attendu la nuit et la fin des bombardements pour l’enterrer dans le cimetière familial », raconte-t-il.
Au mois d’avril suivant, Srebrenica est déclarée « zone de sécurité des Nations unies », placée sous la protection des casques bleus et démilitarisée. « C’est là que mes premiers cauchemars ont commencé, confie Djile. Je voyais des soldats serbes déterrer mon père et découper son corps. Ça s’est arrêté plus tard, quand j’ai pu retourner à Pobude et voir sa tombe intacte. »
Trente ans plus tard, des fosses communes sont encore régulièrement découvertes
Mais, dans la réalité, le cauchemar reste à venir. Il atteint son paroxysme à partir du 11 juillet 1995, alors que l’armée de Ratko Mladic lance une offensive sur Srebrenica, « zone de sécurité » qui compte 40 000 réfugiés et un bataillon de casques bleus néerlandais. L’enclave tombe : des milliers d’hommes et d’adolescents sont exécutés durant une semaine, par balles et à la grenade, certains après avoir creusé leur propre tombe…
Le mémorial et le cimetière où Djile fait part de son récit témoignent de l’ampleur du massacre. Ici, plus de 8 000 musulmans ont été assassinés. Trente ans plus tard, des fosses communes sont encore régulièrement découvertes. En 1995, Djile a fait partie de ceux qui sont parvenus à fuir, par milliers, à travers les forêts, dans l’espoir de rejoindre la ville de Tuzla, au nord de la Bosnie. Au départ en tête de la colonne, il choisit finalement de rester en arrière pour aider les blessés.
Il découvre un adolescent de 14 ans, Mirza, qui a perdu sa famille dans la pagaille générale. Avec son ami Hassan, ils secourent l’adolescent et entament un long périple dans les bois, pour échapper à l’armée et aux milices serbes.
Très vite, ils sont traqués. « On a beaucoup de chance en Bosnie, parce qu’on a beaucoup d’eau », raconte Djile. Les trois fuyards se nourrissent avec ce qu’ils trouvent : des feuilles, des racines, quelques fruits des bois. Dans son sac à dos, Djile a emporté deux conserves de viande. La première est consommée dès les premiers jours. Comprenant que le voyage sera long, il décide de conserver la deuxième. « Je l’ai gardée pour la manger en cas de blessure. Si je devais mourir, elle serait mon dernier plaisir », confie-t-il.
Mais l’histoire en a décidé autrement : à l’approche d’une maison isolée, Djile et Hassan pensent y dérober un peu de nourriture. Repérés, ils essuient des tirs et décampent dans la forêt rejoindre Mirza. Lorsqu’il remet son sac à dos, Djile le sent plus léger… Le jeune adolescent, affamé, a vidé sa conserve de viande. Colère, cris et pleurs se déchaînent dans la forêt. Puis, les trois hommes se calment.
Démobilisé à la fin de la guerre en 1996, il part s’instruire… en Iran
Ils reprennent leur route, jusqu’au trentième jour. Le père de Mirza avait payé un soldat pour retrouver son fils et le lui ramener vivant. « Le soldat était missionné pour Mirza, pas pour Hassan et moi », précise Djile. Ils laissent donc partir l’adolescent et poursuivent leur marche dans la forêt. Elle durera encore trente jours pour les deux hommes toujours traqués, y compris par des chiens. « On peut se cacher d’un humain, souligne-t-il. Mais d’un chien, c’est impossible. » Un jour, l’un d’eux finit par le rattraper.
Pour sauver sa vie, Djile le tue avec son couteau. Le visage encore crispé, il raconte en élevant la voix : « Je hurlais de peur en même temps, et le sang du chien est entré dans ma bouche. Vous vous rendez compte ? J’avais le sang du chien dans ma bouche ! » Ce calvaire prend fin le 11 septembre suivant. Djile et Hassan finissent par arriver en zone sûre, derrière les lignes serbes, sous contrôle bosniaque. À Tuzla, il retrouve sa mère, son frère et sa sœur, partis après le bombardement qui avait tué son père.
C’est un autre chemin qui attend alors Djile, celui pour retrouver la « paix intérieure ». Ce parcours va durer des années, en empruntant des sentiers inattendus. Démobilisé à la fin de la guerre en 1996, il part s’instruire… en Iran. « Je voulais étudier la pédagogie à Sarajevo, mais je n’avais pas assez d’argent », explique Djile. L’Iran et d’autres puissances islamiques lorgnent cette région depuis qu’elle est en guerre. On lui propose alors d’étudier gratuitement à Téhéran. « J’aurais préféré aller à la Sorbonne ! » lance l’ex-soldat. Il passe cinq années en Iran, période qu’il considère comme parfois « pire qu’à Srebrenica ».
« Je me croyais simplement musulman, détaille Djile. Mais j’ai découvert en Iran que j’étais sunnite. Dans un pays de chiites. » Là-bas, le Bosnien (il se revendique bosnien en premier lieu, bosniaque ensuite) se trouve confronté à la haine entre courants de l’islam. « Tout était toujours ramené à Dieu », témoigne-t-il. Au bout de cinq années, il décide de partir. « Les pays comme l’Iran et l’Arabie saoudite, sous prétexte d’aider, venaient chez nous pour étendre leur idéologie », dénonce Djile. À ses amis iraniens qui lui demandent quand il reviendra, il répond « après la révolution ». « Laquelle ? Elle a déjà eu lieu », l’interrogent-ils éberlués. « Je ne parle pas de celle-là, rétorque-t-il, mais de la prochaine. »
Un retour à Srebrenica pour se libérer
En 2001, il atterrit ainsi en Suisse. C’est là-bas, en travaillant comme jardinier pour des paysans, qu’il apprend le français dans lequel il livre son récit. Son séjour en Iran ne l’a pas apaisé. « J’avais envie de tuer tous les Serbes du monde », reconnaît Djile. Et quelque temps après son arrivée, c’est justement un Serbe qui devient son voisin, logé dans l’appartement au-dessus du sien. Djile le provoque pour le pousser à en découdre. Il passe un album d’un rappeur bosniaque, Edo Maajka, le volume à fond, pour faire descendre son voisin. Ce qu’il fait un jour.
« Enfin, j’avais l’occasion de me venger », se souvient Djile. Mais le voisin le salue devant la porte et lui dit aimer la musique qu’il écoute. Il lui demande de lui prêter le CD. Désarçonné, Djile accepte. Puis, avec les années, un lien d’amitié se noue. La haine commence à passer. La psychiatre qui le suit en Suisse pour ses traumatismes lui conseille un jour de retourner à Srebrenica, « la seule façon de se libérer », lui dit-elle. « Dans ma jeunesse, j’avais beaucoup d’amis serbes. Je voulais les retrouver », acquiesce Djile, qui retourne s’installer dans sa ville natale en 2005.
À son arrivée à Pobude, il trouve sa maison entièrement détruite. C’est dans celle de son oncle, très endommagée mais toujours debout, qu’il retape deux premières pièces pour s’abriter lui, sa femme rencontrée en Suisse et leurs enfants (au nombre de quatre aujourd’hui). Des débuts « difficiles », reconnaît-il. Et cette forêt qu’il regarde « pleine de cadavres ». « Mon papa, il était ici », répète-t-il.
La ville elle-même, qui ne compte plus de 4 000 habitants, contre 9 000 avant la guerre, a des allures de ville fantôme : les quartiers habités jouxtent des pâtés de maisons désertés depuis trente ans. Il faut aussi laisser passer du temps pour « entendre d’autres histoires sur la guerre ». Celle d’un soldat serbe tué parce qu’il avait décidé de sauver son ami bosniaque. « Les exemples positifs existent, mais pendant un temps, on avait peur d’en parler entre nous, de peur de passer pour un traître. »
Aujourd’hui, Djile œuvre au vivre-ensemble et travaille pour la municipalité de Srebrenica comme chef de la logistique, alors que les accords de Dayton en ont fait une ville de la « Republika Srpska », la République serbe de Bosnie. « Je ne pourrai pas vivre dans une Bosnie faite que pour les Bosniaques. Ce pays n’a de sens qu’avec tous ses peuples – bosniaque, serbe, croate, gitan, juif ! » clame Djile, avant de prendre congé des voyageurs de « l’Humanité ».
« La haine, ça te détruit de l’intérieur à petit feu. Moi, je m’en suis libéré, et c’est la plus grande chose que j’ai faite de ma vie », se félicite-t-il, sans pour autant dissimuler les traumas de la guerre. Parce que, vingt-neuf ans après, les chiens viennent encore régulièrement rattraper Muhizin Omerovic « Djile », dans ses cauchemars.
Avant de partir, une dernière chose…
Contrairement à 90% des médias français aujourd’hui, l’Humanité ne dépend ni de grands groupes ni de milliardaires. Cela signifie que :
nous vous apportons des informations impartiales, sans compromis. Mais aussi que
nous n’avons pas les moyens financiers dont bénéficient les autres médias.
L’information indépendante et de qualité a un coût. Payez-le.Je veux en savoir plus