Duel au sommet, au cœur du joyeux bazar des allées du Village famille. Tom, imperturbable du haut de ses 11 ans, règle ses comptes avec son aîné Léo, 13 ans, autour d’un échiquier géant. En jeu : l’inévitable guerre des frères, bien sûr, mais surtout un gros paquet de friandises promis par le père au gagnant. Le roi tombe, le benjamin jubile. Empoche le jackpot sucré, puis se ravise : « En fait, on va partager, ce n’est pas parce que j’ai gagné que je dois tout garder pour moi. » Coup d’œil au paternel : « Et voilà, il est déjà communiste. C’est l’effet Huma ! »
C’est peut-être un détail pour certains, mais pour cette 89e édition de la Fête de l’Humanité, en effet, cela veut dire beaucoup. Beaucoup du succès d’un laboratoire libre et affranchi, en effervescence permanente. On arpente ses allées en bravant un froid inhabituel en cette saison – à la friperie du Secours populaire français, on a rarement vendu autant de manteaux –, et les sens s’enivrent entre les stands.
Du monde qui déborde dans tous les espaces
L’oreille jongle d’un slogan syndical hurlé au mégaphone – « hausse des salaires, maintenant ! » – à la reprise rock et inattendue du générique de Quoi de neuf Scooby-Doo ? par des jeunes « musicos » communistes. Et on ne sait plus où donner de la narine, entre les effluves épicés d’un mafé qui mijote, la galette garantie « made in Notre-Dame-des-Landes » du stand des Soulèvements de la Terre, ou l’entêtant fumet du croque-monsieur au maroilles. La queue pour déguster le hit culinaire de la Fête était presque aussi longue que celle pour accéder aux toilettes – mauvaises langues, ceux qui suggéreraient ici un lien de causalité.
Mais c’est bien sûr l’esprit qui s’aiguise, surtout, avec quelque 400 débats programmés. « Même ceux qui viennent en pensant que c’est avant tout un festival de musique finissent happés par le bain politique », se félicite Fabien, au stand du PCF des Ardennes, alors qu’il s’apprête à reprendre du service à la tireuse à bière. Avec ses quarante Fêtes au compteur, on croit volontiers le frère du sénateur communiste Pierre Ouzoulias et petits-fils du colonel André, grand nom de la Résistance. Il suffisait de voir comment le Forum social et les autres espaces de débat ont débordé de monde tout le week-end, la Fête n’interdisant pas les colères.
Au contraire, elle leur donne une force. Voire l’émotion au moment du lancement de l’Observatoire des morts au travail, en présence d’une mère de victime. Ou le public rassemblé lorsque sont évoqués les déserts médicaux, tandis que plus loin une pétition contre la casse des hôpitaux, lancée par le PCF dans le cadre du Nouveau Front populaire (NFP), passe de main en main.
Pour acmé, un samedi historique, où il a fallu jouer des coudes et, pourquoi pas, pousser les murs de l’Agora pour accueillir les milliers de personnes venues écouter l’invité d’honneur de ces 120 ans du journal l’Humanité. Le visage d’Angela Davis, au pied duquel on vient d’habitude danser, chanter, pogoter, scander, s’embrasser, devant la Grande Scène qui porte son nom et son portrait géant, a pris chair.
Siamo Tutti Antifascisti : une bonne part de la bande-son officieuse de la Fête
Émouvant retour de la « rock star révolutionnaire », trente-trois ans après son dernier passage. Pour la grande dame de 80 ans, une ferveur indescriptible et une foule de visages jeunes. Dans le public, Sophia, militante belgo-italienne, a du mal à contenir son émotion. À ses joues humides, des paillettes. Sur ses épaules, un keffieh.
Angela Davis s’est aussi drapée de l’étoffe symbole de la résistance palestinienne : « Je trouve que l’image est magnifique, cela nous donne de la force de voir autant de keffiehs, autant de drapeaux, autant de relais de la diaspora palestienne. » Ici, les couleurs de la Palestine claquent au vent et habillent, sur scène, la transe des chanteurs de Shaka Ponk, pour leur dernier concert.
Aux Pays-Bas où Sophia vit, les étudiants mobilisés contre le génocide à Gaza ont été réprimés par la police. Alors elle lève un poing rageur et donne de la voix quand le micro, capricieux, abdique en crachotant et interrompt Angela Davis. La foule transforme la panique technique en moment de grâce : un chant Free Palestine s’élève, suivi de Siamo Tutti Antifascisti !
Le slogan antifasciste italien a composé une bonne part de la bande-son officieuse de la Fête, comme un hymne de riposte et une preuve que l’inquiétude quant à la percée historique de l’extrême droite était dans toutes les têtes.
« Trahison démocratique », « vol », « arnaque »
La nomination de Michel Barnier au poste de premier ministre, à rebours du résultat des législatives qui a placé le Nouveau Front populaire (NFP) en tête, et avec l’assentiment du Rassemblement national, a laissé un « goût amer ».
Dans les allées, militants et sympathisants de gauche évoquent une « trahison démocratique », un « vol », une « arnaque », alors que l’espoir était grand de voir Lucie Castets accéder à Matignon, en témoignent là encore l’accueil qui lui a été réservé, tout comme l’ovation récoltée par les quatre dirigeants des principales forces du NFP, à l’issue de leur débat commun.
« On voulait une lesbienne de gauche, on se retrouve avec un homophobe de droite ! Barnier avait voté contre la dépénalisation de l’homosexualité », découpe Tarik, figure du collectif LGBTQI + Les inverti·es, affilié au NFP, qui inaugurait cette année son premier stand avec un drag show et une soirée « Marx, Engels, Lénine, Beyoncé » déjà iconique.
Denis, béret vissé sur son crâne, et « pas une Fête loupée depuis 1969 », en est convaincu : « Ça va éclater, c’est inévitable. Il va falloir des grèves, que tout le monde s’y mette, les manifestations ne suffisent pas. » À 80 ans, le vétéran du PCF applaudit Fabien Roussel quand celui-ci tacle « Macron, le champion olympique de piratage des urnes » : « Les macronistes appellent cela une alliance de circonstance, ironise le secrétaire national. Nous, on appelle cela collaborer. Ils collaborent, on résiste ! »
L’antifascisme, cœur offensif d’un rendez-vous qui a fait la part belle aux combats dans leur diversité : lutte de classe, écologie, féminisme, antiracisme, etc. Militants et badauds ont imposé cette Fête comme un camaïeu d’utopies concrètes, à faire hyperventiler n’importe quel éditorialiste du Figaro. Elle esquisse là un remède au tragique « il n’y a pas d’alternative ».
Parole d’Angela Davis, qui citait là l’activiste Mariame Keba : « L’espoir se construit, l’espoir est une discipline. » Alors, méfiance. Parfois, il germe au détour d’une partie d’échecs, à l’ombre d’une poignée de friandises. Et pousse comme une mauvaise herbe.
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