Jean-Pierre Farandou joue gros ce 22 avril 2024. Fruit d’un long dialogue social au sein du groupe SNCF, initié par son PDG, les syndicats cheminots représentatifs doivent annoncer s’ils apposent leur signature sur l’accord d’entreprise consacré aux cessations progressives d’activité en fin de carrière. Les quatre organisations signent. Les agents de l’entreprise publique vont pouvoir partir dans de meilleures conditions que celles fixées par la réforme des retraites.
Pari gagné pour le PDG dont l’objectif était d’apaiser les tensions dans une entreprise en proie aux conflits sectoriels, dans un contexte de libéralisation du rail. Mais une victoire à la Pyrrhus. Ulcéré par cet accord mieux-disant socialement, Bruno Le Maire convoque illico Farandou dans son bureau au ministère de l’Économie. « Je tiens à ce qu’il m’explique comment il finance cet accord », bout alors l’ex-locataire de Bercy. Le président des sénateurs LR, Bruno Retailleau, fulmine lui aussi contre un « contournement de la réforme des retraites ».
Une carrière à la SNCF
L’accord ne coûterait que 35 millions d’euros ; pas grand-chose pour un groupe qui a généré 1,3 milliard d’euros de bénéfices en 2023 et affiche des bénéfices depuis trois ans. Qu’importe. Le 7 mai, Jean-Pierre Farandou apprend qu’il va être débarqué après les jeux Olympiques. Le jour même de l’annonce de son éviction, sommé de s’expliquer devant la commission de l’Aménagement du territoire du Sénat, il répond : « Faites le calcul, ça fait 29 centimes par billet. Vous croyez que je vais augmenter le prix de 29 centimes ? C’est ridicule. »
Ses dénégations pèsent peu face aux dogmes libéraux suivis à la lettre par le tandem Macron-Le Maire. Encore moins son attachement à la SNCF. À 67 ans, Jean-Pierre Farandou s’apprête à clôturer une vie professionnelle passée au service de l’entreprise, quitte à épouser toutes les mutations imposées au service public ferroviaire.
Né en 1957 à Bacalan, un quartier populaire au nord de Bordeaux (Gironde), d’un père agent des douanes et d’une mère institutrice, le PDG de la SNCF est le fruit de l’école de la République. Ingénieur des Mines, il opte pour l’entreprise ferroviaire, dans laquelle il rentre en bénéficiant du statut des cheminots qu’il contribuera plus tard à faire disparaître. À 26 ans, en 1981, Jean-Pierre Farandou est d’abord chef de gare à Rodez (Aveyron). Son ascension est ensuite admirable : responsable de dépôt, chef de projet du TGV Paris-Lille lancé en 1993, directeur de Thalys puis du Transilien et des TER. Le Bordelais, amateur de rugby, gravit tous les échelons d’une entreprise en proie aux mutations. En 2012, Jean-Pierre Farandou franchit une marche déterminante dans l’organigramme du groupe en prenant la tête de sa filiale Keolis.
Application de la réforme ferroviaire et fin du statut
La présidence de la SNCF ne lui tombe pas, toute cuite, lorsque Guillaume Pepy doit passer la main fin 2019. Son âge, 62 ans, l’empêche d’enchaîner deux mandats (limite fixée à 68 ans). Son nom est d’abord enlevé de la liste des candidats dressée par un cabinet de chasseurs de têtes et des proches d’Emmanuel Macron. Avant d’être repêché grâce à son attachement à l’entreprise et (surtout ?) grâce au refus des autres candidats de l’insuffisant salaire réservé au patron de la SNCF.
Son arrivée coïncide avec le mouvement de contestation contre la réforme des retraites, première du nom sous Macron : celle du régime à points. Là comme ensuite, le PDG suit à la lettre la feuille de route fixée par le gouvernement qui accélère la libéralisation du secteur ferroviaire : application de la réforme ferroviaire de 2018 qui transforme la SNCF en différentes sociétés anonymes, regroupées dans une holding ; fin progressive du statut de cheminot et embauche des recrues sous contrat de droit privé.
Avec une politique tarifaire agressive, Jean-Pierre Farandou transforme la SNCF en machine à cash. Entre 2019 et 2023, le chiffre d’affaires augmente de 20 % ; malgré deux réformes des retraites (2019-2020 et 2023), le Covid et la flambée des prix de l’énergie. L’objectif ? Alimenter le fonds de concours qui finance la régénération du réseau pour pallier le désengagement de l’État. Loin de la logique de service public. Le maillage territorial se réduit. En juillet 2022, le PDG avait demandé un plan de 100 milliards pour le rail sur quinze ans, pour relever le défi climatique. En février 2023, la première ministre Élisabeth Borne accède à cette demande, sans pour autant flécher les crédits.
Dans le cadre de l’ouverture à la concurrence des lignes TER, le PDG fait le choix de faire concourir la SNCF aux appels d’offres, au travers des filiales privées. Exception notable en Occitanie où la SNCF signe avec la région une convention pour la période 2023-2032. « Cette politique de filialisation résulte de la seule initiative de Jean-Pierre Farandou », assure Thierry Nier.
Pour le secrétaire général de la CGT cheminots, « au-delà de sa capacité d’écoute des salariés et des syndicats, Jean-Pierre Farandou a, dans son bilan, la liquidation de Fret SNCF. Les services de la SNCF ont travaillé de concert avec le ministère sur un plan de discontinuité plus de deux ans avant son annonce. » À la SNCF, les présidents passent, les cheminots restent.
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