Du végétarisme fantasque d’Hitler aux pièges dînatoires de Staline, de la nourriture “révolutionnaire” de Mao à l’hygiénisme de Ceausescu, des banquets impériaux de Bokassa aux dîners arrosés de Saddam, Christian Roudaut raconte le comportement à table des tyrans. Les plats et les décors changent, mais la peur figure toujours au menu.
Christian Roudaut, journaliste, auteur et réalisateur est l’auteur de “A la table des tyrans” (éditions Texto) Mao, Hitler, Staline, Bokassa, Ceausescu, Saddam Hussein”.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous pencher sur l’assiette des tyrans ?
C’est lié à un travail que j’avais mené avec le fondateur du club des chefs des chefs d’Etat, qui est une sorte de G20 de la gastronomie. On m’a aussi rapporté pas mal d’anecdotes sur différents dictateurs, comme Ceausescu ou Bokassa. Le “dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es” vaut pour beaucoup de gens, mais pour les tyrans nous sommes souvent dans la caricature. Ce qui m’a intéressé, c’est de raconter les excès du pouvoir à hauteur d’homme, c’est-à-dire à table.
Vous confirmez que la table est un lieu diplomatique incontournable et que les plus démocrates sont bien obligés de trinquer avec les pires tyrans ?
Quand on est au pouvoir, on est parfois obligés de parler à des gens déplaisants. La table a cette faculté d’arrondir les angles, de mettre de l’huile dans les rouages. Au-delà des tables officielles des grands dîners d’état qui nous racontent quelque chose, il y a ces dîners un peu plus privatifs qui sont bien plus révélateurs de la personnalité des convives. Dans les mémoires du général de Gaulle, on a par exemple le récit assez terrifiant de son dîner avec Joseph Staline. La table est un attribut du pouvoir qui permet de montrer la puissance d’un État. Durant la seconde guerre mondiale, alors que l’Union Soviétique est occupée et souffre de gros problèmes d’approvisionnements, Churchill est invité par Staline. Il ressort de son déjeuner époustouflé par les plats qui lui ont été servis, à savoir du caviar et du champagne à volonté. Avec les dictateurs, on est vite dans l’outrance, dans le “too much”.
Pourquoi et comment avez-vous sélectionné vos tyrans ?
Pour ce casting, j’avais un peu l’embarras du choix ! Il y avait, si je puis dire, les grands dictateurs incontournables comme Hitler, Mao ou Staline, et pour les autres il y avait des arbitrages à faire. J’ai ainsi hésité entre Bokassa et Amin Dada et sa réputation d’anthropophage, ainsi qu’entre Saddam Hussein et Kadhafi. Mon idée étant de parler d’hommes mais aussi de culture, de pays et de périodes, j’ai donc choisi un “représentant” de chaque partie du monde. Il y a toujours une mise en abîme des tables officielles ou rien n’est trop beau pour les tyrans tandis que leur peuple crève de faim. Plus le régime est outrancier, plus la table est du même acabit.
“Mao aime le piment mais rejette tout ce qui est sucré”
Pouvez-vous, pour chacun des six, nous brosser leur portrait gastronomique ?
Ce qui me frappe chez Mao, c’est à quel point il politise son assiette et lui donne un côté révolutionnaire. Il aime le piment mais rejette tout ce qui est mielleux et sucré, car cela représente une forme d’affadissement idéologique. Pour lui, le palais non seulement s’éduque, mais se rééduque. Hitler est peut-être le plus surprenant car il est végétarien, par peur de la viande qui aurait empoisonné sa mère. Il y avait chez lui une forme d’hygiénisme un peu inquiétant, ce qui ne l’empêche pas d’être tout sauf raffiné. Il pouvait être boulimique quand il y avait de la crème fraîche ou du chocolat. Pour résumer Staline, je parlerais de convivialité sadique. C’est la personne avec qui ne j’aurais dîné pour rien au monde ! Il avait une stratégie pour délier les langues, en organisant des beuveries dans sa datcha. C’était a priori sympathique autour d’une bonne bouffe géorgienne. Mais un mot de travers pouvait se retourner contre ses invités, qu’il faisait beaucoup boire.
Bokassa, lui, est grotesque, fantasque et grand buveur. Ceausescu est le plus parvenu d’entre tous. D’un milieu très modeste, il est peu éduqué et a inventé tous ses diplômes. À table, il ne sait pas par exemple ni tenir une discussion conviviale ni quel couvert utiliser. Il ne sait que débiter son catéchisme socialiste.
Quant à Saddam Hussein, qui avait une admiration sans borne pour Staline, il est totalement outrancier à table. Il aime aussi faire parler les gens en utilisant l’alcool. Lui-même buvait de grands whiskys. Je dirai que sa table était clinquante, avec une volonté d’en mettre plein la vue.
À propos de Saddam Hussein, comment expliquer sa manie de se rendre à l’improviste chez ses concitoyens pour vérifier le contenu de leurs frigos ?
Il l’a fait au début de son règne et se serait inspiré des dîners de Valéry Giscard d’Estaing chez les Français. C’est de la gastro communication. Il y avait chez lui cette volonté de montrer que l’irakien de base ne manquait de rien. Hussein a dit un jour que « les ventres pleins ne faisaient pas la révolution ». Venant d’extraction très modeste, il savait que si son peuple mangeait correctement, son règne n’était pas menacé.
“Ils ont besoin d’une cuisine de réconfort”
Au-delà de leur tyrannie, ont-ils un point commun sur la manière d’appréhender les repas et la nourriture ?
Le trait commun, c’est vraiment la paranoïa, non sans raison d’ailleurs. Hussein faisait goûter tous ses plats. Il y a aussi un côté mégalomaniaque que l’on retrouve dans leurs assiettes. Être un tyran, ce n’est pas de tout repos et ils ont besoin d’une cuisine de réconfort, d’où souvent un attachement à la cuisine de leur mère et de leur région. Mao privilégiait la cuisine de sa province natale.
Ils ont aussi en commun d’avoir grandi dans des milieux pauvres et d’avoir eu faim. Quand on naît en bas de l’échelle et que l’on se retrouve au sommet avec tous les pouvoirs, la nourriture fait partie intégrante de cette évolution.
Le comportement à table de ces hommes est-il lui aussi parlant ?
La conduite à table nous dit beaucoup de choses. Des récits qui sont faits, le plus courtois et le plus aimable à table, c’est quand même Hitler. Le seul problème avec lui est qu’il confond table et tribune, ne s’arrêtant ainsi jamais de parler. Mao mange seul, en lisant. Craignant sans cesse les attentats, Hussein fait préparer des repas dans ses vingt résidences pour ne pas dire où il se trouve. Ce qui m’a le plus frappé dans ce travail d’enquête, c’est de voir à quel point l’expérience de la faim dans la jeunesse de ces personnages a entraîné une soif de revanche.
Certains ont essayé de masquer leur origine sociale, comme Ceausescu, alors que Staline a au contraire sans cesse utilisé la provocation en jouant le fils du peuple révolutionnaire pour se comporter à table comme un goujat.
Bokassa avait la volonté de montrer, à travers sa double nationalité centre-africaine et française, sa maîtrise des codes de la grande bourgeoisie, jusqu’à la caricature. Il singeait ainsi les grands dîners de Napoléon et avait pour son sacre organiser un repas grand siècle, façon Louis XIV. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’aucun d’entre eux n’est une fine gueule !
On constate aussi en vous lisant que l’alcool tient une place importante…
Staline était un noceur invétéré ! Staline et Hussein aimaient beaucoup l’alcool. Hitler et Mao ne buvaient pas et Ceausescu était très préoccupé par sa santé. Mais c’est Bokassa qui buvait le plus de tous, notamment du whisky. Il avait fait la coloniale !
(1) “A la table des tyrans” (éditions Texto) Mao, Hitler, Staline, Bokassa, Ceausescu, Saddam Hussein. 226 pages 9 euros.