En économie aussi, la gonflette est un sport olympique. Avant chaque méga-événement sportif, les organisateurs publient des enquêtes rutilantes destinées à rassurer l’opinion publique quant aux retombées en termes d’emploi, de croissance du PIB, d’image, etc. Problème : si ces estimations font l’objet d’un intense battage médiatique au moment de leur publication, elles sont presque systématiquement démenties par les faits, une fois l’événement passé et la fièvre retombée.
Il y a au moins deux raisons à cet écart. D’abord, les organisateurs ont tout intérêt à enjoliver la réalité, pour justifier la débauche de moyens (donc d’argent public) mise en œuvre. Ensuite, ils font régulièrement appel à des cabinets privés pour réaliser les études « ex ante » (c’est-à-dire en amont des événements), qui ont tout autant intérêt à repeindre les données en rose. « Les cabinets savent que s’ils produisent des chiffres positifs, ils pourront obtenir plus tard de nouveaux contrats avec les organisateurs », s’amuse Florian Moussi-Beylie, doctorant en économie du sport, qui termine une thèse sur les retombées des Jeux olympiques, à l’université Gustave-Eiffel.
Une organisation à 10 milliards d’euros
Qu’en est-il pour les Jeux de Paris, débutés le 26 juillet ? Pour le coup, l’étude qui fait référence n’a pas été réalisée par un cabinet privé mais par le Centre de droit et d’économie du sport (Cdes), une institution qui a pignon sur rue. Dans leur dernier rapport, sorti en avril 2024, les membres du Cdes estimaient que les JOP pourraient générer entre 6,7 et 11,1 milliards d’euros de recettes en Île-de-France, dans trois principaux secteurs : tourisme, construction et organisation. De prime abord, ces montants paraissent faramineux. En réalité, il convient de les relativiser. Déjà parce que ces recettes seraient générées sur une période de dix-sept années, comprenant les phases de préparation (2018-2023), de déroulement des épreuves (2024) et d’héritage (2025-2034). Rapportée à dix-sept années de PIB de la Seine-Saint-Denis (environ 700 milliards d’euros par an), la somme perd de sa superbe. Ensuite, parce qu’il faut garder à l’esprit que l’organisation des JOP coûtera au bas mot 10 milliards d’euros (fonds publics et privés), autrement dit, dans le meilleur des cas, il s’agirait d’une opération blanche ou légèrement bénéficiaire.
Venons-en aux emplois créés. En 2017, une étude d’impact du Cdes estimait que les Jeux pourraient en générer jusqu’à 247 000. Mais une nouvelle projection datée de juin 2023, réalisée à partir de données mises à jour, table plus modestement sur 151 000 emplois « mobilisés ». Le terme a son importance : par « emploi mobilisé », on parle aussi bien de salariés déjà en poste appelés à travailler sur les JO, que de pures créations d’emploi. Dans le détail, 89 300 emplois seraient mobilisés dans le secteur de l’organisation (sécurité, restauration, propreté, marketing…) et 61 800 emplois dans celui du tourisme. La plupart de ces métiers sont caractérisés par la faiblesse des rémunérations, très souvent proches du Smic, des conditions de travail difficiles, avec un haut niveau de précarité.
Des CDD allant de deux à huit semaines
Il y a fort à parier que de nombreux emplois créés pour les Jeux dans ces secteurs ne sont que des CDD de courte durée. Prenons l’exemple des offres proposées par Sodexo, géant tricolore qui a décroché le marché de la restauration des athlètes. Quinze mille sportifs vont venir s’attabler devant des plats mitonnés par le groupe pendant toute la durée des épreuves. Une opération lucrative, chiffrée à 80 millions d’euros de chiffre d’affaires supplémentaire pour Sodexo, mais dont les retombées en termes d’emploi risquent d’être de courte durée. La direction nous indique que 5 000 salariés ont été embauchés pour l’occasion (un millier de salariés de Sodexo doivent par ailleurs être affectés aux JO). Pour l’essentiel, il s’agit de CDD allant de deux à huit semaines. La direction insiste sur sa volonté de pérenniser un certain nombre de ces emplois, tout en se disant consciente que parmi les nouveaux embauchés, les étudiants auront probablement d’autres projets après les Jeux…
Christophe Lepetit, économiste du sport, veut croire que tous les métiers ne seront pas logés à la même enseigne. « Dans les secteurs en tension, on peut parier sur le fait que les taux de CDI seront supérieurs à ce qu’ils sont traditionnellement, en raison des besoins de main-d’œuvre, assure-t-il. On peut aussi miser sur un ”effet“ Jeux, c’est-à-dire que l’événement peut attirer des gens qui ne se seraient pas spontanément destinés à ces secteurs. »
Les chantiers des JO auraient mobilisé 30 000 personnes
Les organisateurs des JO ont beaucoup insisté sur la nécessité de réaliser des Jeux « éthiques », dont les retombées économiques devront profiter en partie à la Seine-Saint-Denis, territoire très dynamique mais plombé par de nombreux handicaps (fort taux de chômage, de pauvreté…). Les données collectées par l’« HM » laissent à penser que le contrat est loin d’être rempli, malgré une ambition louable. Deux organismes pilotent les Jeux : le Cojo (Comité d’organisation des JO), qui s’occupe de la construction des ouvrages éphémères (sites de compétition) et de la gestion de l’événement (restauration, sécurité, etc.), et la Solideo (Société de livraison des ouvrages olympiques), qui construit les ouvrages pérennes (village Olympique, notamment).
Selon les données transmises par la Solideo, les chantiers des JO auraient mobilisé 30 000 personnes en tout. Cette dernière s’était engagée à réserver 10 % des heures de travail à des publics éloignés de l’emploi (chômeurs de longue durée, jeunes sans emploi, bénéficiaires du RSA…). La Seine-Saint-Denis est bien le département qui en a le plus profité, mais dans des proportions pour le moins modestes. Au total, 1 997 résidents du 93 ont été concernés… Une goutte d’eau, rapportée aux quelque 108 000 chômeurs de catégorie A que compte le département.
De son côté, le Cojo met en avant les nombreux jobs dating (forums de recrutement) organisés à travers la France entre septembre 2023 et avril 2024, pour recruter dans l’hôtellerie, la restauration ou l’événementiel. Le plus gros forum a eu lieu à la Cité du cinéma, à Saint-Denis, le 26 septembre 2023. Ce jour-là, 3 000 visiteurs de Seine-Saint-Denis ont poussé la porte… pour combien d’embauches ? Mystère.
« Les gens qui viennent pour les Jeux ne vont pas forcément dépenser leur argent dans des restaurants ou des musées parisiens »
Pour l’instant, le même flou entoure les effets des Jeux sur le tourisme. Dans sa dernière étude d’impact, le Cdes tablait sur 61 800 emplois mobilisés. L’estimation laisse sceptique Marie Delaplace, professeure émérite à l’université Gustave-Eiffel et cofondatrice de l’Observatoire pour la recherche sur les méga-événements. « Honnêtement, les retombées anticipées me semblent surévaluées », nous explique-t-elle. La chercheuse souligne deux effets majeurs insuffisamment pris en compte : les effets de substitution (les touristes qui viennent pour les JO ne consomment pas forcément de la même manière que les touristes ordinaires) et les effets d’éviction (un méga- événement peut faire fuir des touristes qui seraient venus en temps normal). « Les gens qui viennent pour les Jeux ne vont pas forcément dépenser leur argent dans des restaurants ou des musées parisiens, explique-t-elle. Lors des Jeux de Londres en 2012, la fréquentation des musées et attractions a été amputée de 1,5 million de visiteurs. Et pour les Jeux de Los Angeles de 1984, la plupart des restaurants et attractions ont connu une diminution de leur chiffre d’affaires de l’ordre de 25 à 30 %. »
De manière générale, les exemples étrangers invitent à la prudence. Pour la préparation de sa thèse, Florian Moussi-Beylie s’est plongé dans trente années d’études. « La littérature nous apprend, par exemple, que les JO de Munich (1972) n’ont eu aucun effet significatif sur l’emploi, résume-t-il. Ceux de Los Angeles (1984) auraient entraîné 5 000 créations net. À Atlanta (1996), les chercheurs n’ont trouvé aucun impact sur l’emploi, quand les Jeux de Salt Lake City (2002) en auraient créé 4 000 à 7 000, contre 35 000 prévus. » Et le chercheur de conclure : « Pour connaître les retombées réelles des JO de Paris, il faudra de toute façon attendre dix ans. »
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