Les jours de match, la passerelle a de faux airs de check-point, avec son armada de policiers en faction, dont la seule présence suffit à dissuader les habitants du quartier d’approcher. L’ouvrage métallique permet de franchir le canal Saint-Denis pour accéder au Stade de France : 500 mètres à peine séparent ce dernier du quartier du Franc-Moisin, mais la géographie est trompeuse. Dans les têtes, ces 500 mètres s’étirent sur des kilomètres.
« De l’autre côté de la passerelle, on entre dans la zone rouge, souffle Diangou Traoré, membre de l’association Franc-Moisin citoyenne et figure du quartier. C’est la zone la plus surveillée, à proximité des épreuves olympiques. Beaucoup d’habitants préfèrent ne pas emprunter la passerelle quand il y a beaucoup de policiers, de peur d’être contrôlés. »
« Quand vous ne mangez pas à votre faim, comment se concentrer sur les JO »
Ici, c’est comme si les JO vous tournaient le dos. Le tumulte du stade tout proche, son ballet incessant de forces de sécurité et ses sandwichs jambon-fromage à 12 euros narguent le Franc-Moisin. Dans une zone où près de 50 % des jeunes sont au chômage et où plus de 40 % des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté, l’événement frappe les esprits davantage par sa démesure que sa dimension sportive. Et comme ici la rumeur court les rues plus vite qu’un sprinteur olympique, les spéculations échauffent les esprits.
« Céline Dion a touché 2 millions d’euros pour chanter à la cérémonie d’ouverture ! » lance un jeune à un groupe de copains. « T’es sûr ? » lui répond l’assistance. « Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont claqué 1,4 milliard pour nettoyer la Seine », peste un autre (le chiffre, pour le coup, est exact). « Les JO, on s’en fout, on veut du boulot ! » conclut le groupe.
« C’est symptomatique ! tranche Diangou Traoré. Il n’est pas question de dire que les Jeux ne sont pas un événement populaire : bien sûr que des gens vont regarder les épreuves à la télé. Mais cela ne réglera pas leurs problèmes. Quand vous ne mangez pas à votre faim, comment se concentrer sur les JO ? »
Le soir de la cérémonie d’ouverture, la presse internationale a chanté les louanges d’une France « fracturée », « réconciliée avec elle-même ». Jacky est sceptique. Mère au foyer de 38 ans, elle a suivi l’événement à la télévision. Elle a adoré certains passages, surtout le show d’Aya Nakamura – « une prestation absolument magnifique ».
Mais toutes les paillettes au monde ne suffiront pas à réconcilier les deux rives du canal. « Quand vous traversez le pont, il y a un décalage criant de niveau de vie, explique-t-elle. J’ai été acheter du pain tout à l’heure, je n’arrive pas à me sentir chez moi. En repassant la passerelle dans l’autre sens, vous marchez entre les gravats et les rats morts. »
Un rêve inaccessible
Dans ce quartier où les perspectives d’embauche se limitent souvent à une mission d’intérim, les trafics constituent un pis-aller. Peints en noir sur un des murs de la cité, les tarifs du point de deal s’offrent d’ailleurs au regard avec le même aplomb que s’il s’agissait de pizzas Margherita. Pour beaucoup, décrocher une place pour voir les JO relève du rêve inaccessible.
La ville a tenté de corriger les choses, avec parcimonie. « Cent trente places étaient accessibles par tirage au sort, indique Diangou. Pour un quartier de 8 000 habitants, ce n’est pas énorme… Et je sais que plusieurs gagnants n’ont toujours pas reçu leur place. »
Plus loin, deux hommes – un vieux et un jeune – observent en silence une scène poignante. Des engins de démolition s’acharnent avec méthode sur le cadavre du « bâtiment 4 », une grande barre d’immeubles autrefois surnommée la « muraille de Chine ». Les mâchoires d’un immense bras articulé attaquent le 13e étage. Le vieil homme habite dans le quartier depuis 1979. « Les JO, je n’en pense rien », dit-il d’une voix éteinte, en regardant un pan d’histoire partir en fumée.
L’autre est plus disert. Il s’appelle Louis – « comme Louis XIV » –, porte un flamboyant bonnet rasta et affiche le détachement souverain de ceux qui n’ont plus grand-chose à perdre. « Je ne pourrai pas suivre les JO à la télé : ils m’ont coupé l’électricité après des factures impayées, expose-t-il. Figure-toi que j’ai failli foutre le feu chez moi parce que je m’éclairais à la bougie ! Et encore, je ne suis pas le plus à plaindre… » Louis vit avec le RSA. Il a suivi avec circonspection l’inauguration du village olympique, dont les logements seront accessibles, après les JO, autour de 7 000 euros le mètre carré. « Les seuls qui pourront se payer ça, ce sont des cadres payés 4 000 euros, reprend-il. Tu vois, ces JO ne sont pas faits pour nous. »
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