« Il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par résoudre. » Cette maxime prêtée au bon docteur Queuille, figure de la IVe République, Emmanuel Macron semble l’avoir fait sienne depuis la victoire du Nouveau Front populaire aux dernières législatives.
Problème : le gouvernement de Gabriel Attal l’a aussi mise en pratique en ne répondant pas à la demande d’agrément déposée depuis un an par l’association de lutte contre la corruption Anticor. Un « refus implicite » aux conséquences lourdes pour cette structure pourtant d’utilité publique. Son président, Paul Cassia, nous les détaille.
Le gouvernement démissionnaire de Gabriel Attal vient à nouveau de refuser son agrément à Anticor. Quel est votre sentiment ?
La tristesse. Pour Anticor certes, mais surtout pour ce que cette décision dit du gouvernement de la République française. Cela fait déjà deux fois qu’il ne répond à notre demande d’agrément que par le silence. C’est un procédé très lâche. Normalement, une administration saisie d’une demande y répond par oui ou par non, et rapidement. Là, cela fait un an que l’exécutif traîne les pieds. Pour lui, il s’agit sans doute d’un an de gagné sans Anticor « dans les pattes ». Ce procédé dilatoire s’apparente à un abus de pouvoir.
C’est une décision très politique. Est-ce un problème particulier qu’elle soit prise par un gouvernement sans légitimité après le vote des Français aux dernières législatives ?
Non. Le gouvernement devait se prononcer au plus tard ce 26 juillet. Mais nous l’avions pressé de le faire avant. À la suite de l’annonce de la dissolution, nous avons écrit à plusieurs reprises au Premier ministre, en lui quémandant qu’il prenne une décision claire avant le 7 juillet. Il ne l’a pas fait. Cette absence de décision équivaut aujourd’hui à un refus de nous agréer.
Y voyez-vous une vengeance de l’exécutif, après les procédures que vous avez lancées ou soutenues contre plusieurs de ses membres : Éric Dupond-Moretti, Élisabeth Borne, ou encore Alexis Kohler et Alexandre Benalla ?
Nous sommes, à l’expérience, tentés d’interpréter les silences du gouvernement dans ce sens. Rien, absolument rien ne nous est reproché. Aucun document complémentaire ne nous est demandé. Il faut se rendre à l’évidence : le gouvernement ne souhaite pas, pour des raisons qui semblent plus politiques que juridiques, nous rendre cet agrément. Il n’y a pas d’autre explication possible.
En quoi cet agrément est-il essentiel pour vos activités ?
Il l’est à plusieurs titres. En termes d’image, bien sûr, perdre l’agrément est très préjudiciable pour nous. Cela veut dire aussi qu’il n’existe plus que deux associations agréées pour lutter contre la corruption en France : Sherpa et Transparency International. C’est très peu pour un pays comme le nôtre. Ce mécanisme d’agrément a été créé en 2013 pour donner des armes à la société civile pour lutter contre la corruption. Il nous permet d’être partie civile dans les procédures pénales, c’est-à-dire de participer aux enquêtes, d’éviter que des dossiers ne soient enterrés par les magistrats du parquet, placés sous l’autorité du garde des Sceaux. Par exemple, si un procureur estime qu’un dossier ne vaut rien et le classe sans suite, Anticor, grâce à son agrément, pourrait outrepasser ce classement et demander la saisine d’un juge indépendant. Sans agrément, Anticor ne le peut pas. Il nous permet aussi d’avoir accès au dossier pénal, d’intervenir activement dans la procédure, de demander réparation pour les préjudices subis…
Fin 2023 pourtant, Élisabeth Borne elle-même avait reconnu le « caractère désintéressé et indépendant » de vos activités. Pourquoi la justice administrative n’a-t-elle pas fait de même ?
La justice administrative s’est prononcée deux fois (le 23 juin 2023 d’abord, puis en appel le 16 novembre 2023), mais elle en est restée à la surface des choses. Elle a pointé le caractère contradictoire de l’arrêté pris le 2 avril 2021 par Jean Castex. Celui-ci renouvelait notre agrément, tout en émettant un « doute sur le caractère désintéressé et indépendant » de notre action. Pour la justice administrative, cette contradiction est une erreur de droit. Le problème, c’est que la justice administrative n’est pas allée plus loin : en dépit de notre demande en ce sens, elle n’a pas cherché à savoir si nous remplissions ou pas les conditions de l’agrément. Cette procédure relative à « l’agrément Castex » est toujours en cours devant le Conseil d’État.
Vous avez soumis à la justice de nombreux dossiers. Quelles sont les plus importants à vos yeux ?
Je peux citer le dossier des concessions autoroutières prorogées par Emmanuel Macron et Ségolène Royal en 2015, aujourd’hui entre les mains du parquet national financier. Il y a aussi les soupçons de prise illégale d’intérêts visant Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée, après des décisions prises en faveur de l’armateur MSC, avec lequel il a des liens familiaux. Ou encore l’affaire de la construction de la Tour Triangle, à Paris, qui concerne Élisabeth Borne, comme directrice générale de l’urbanisme de la capitale à l’époque. Sans oublier l’affaire Benalla, celle du Qatargate… Anticor est engagée dans 148 procédures judiciaires en tout, c’est très conséquent.
Votre place dans ces procédures est-elle remise en cause par la perte de l’agrément ?
Complètement ! L’annulation de l’agrément fait qu’automatiquement, et de façon rétroactive, nous ne sommes plus partie civile dans tous ces dossiers et n’avons plus vocation à intervenir dans les procès éventuels. Autre exemple : dans l’affaire des marchés truqués du conseil général des Bouches-du-Rhône, l’ex sénateur PS Jean-Noël Guérini a été condamné définitivement au printemps dernier pour avoir favorisé son frère, entrepreneur spécialisé dans le traitement des déchets. Comme partie civile, Anticor avait obtenu 9 000 euros par la cour d’appel d’Aix-en-Provence en réparation du préjudice moral dans cette affaire. Mais en mai 2024, la Cour de cassation a décidé que nous devions rembourser cette somme, faute d’agrément. La rembourser à des personnes pourtant définitivement condamnées par la justice pénale !
Quels sont vos espoirs de retrouver cet agrément ?
On a toujours l’espoir. Ce vendredi matin (26 juillet), nous avons formulé une nouvelle demande – la troisième – auprès de Gabriel Attal. Comme en janvier 2024, nous avons aussi demandé des explications au gouvernement, pour qu’il motive son refus implicite. Enfin, nous avons lancé des recours devant le tribunal administratif de Paris contre ce dernier refus d’agrément. En résumé, on fait tout ce qu’on peut pour contester, dans le cadre de l’État de droit, une décision administrative qui nous semble injustifiée.
Avez-vous vu dans la victoire du Nouveau Front populaire le 7 juillet et l’hypothèse d’un gouvernement de gauche la perspective d’une issue favorable à votre combat ?
L’exécutif actuel a déjà refusé deux fois de nous agréer. Donc oui, nous pensons qu’un nouveau gouvernement pourrait jeter un regard plus favorable sur notre demande.
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