D’un côté, Sophie Rollet, une assistante maternelle, discrète mais tenace, qui menait avec son mari et ses trois enfants une existence paisible dans un hameau isolé du Doubs, dans l’est de la France. De l’autre, Goodyear, le géant américain du pneumatique, son chiffre d’affaires annuel de plusieurs dizaines de milliards de dollars et ses bataillons d’avocats. Après une lutte acharnée de dix ans, la première est sur le point de faire traduire en justice le second pour avoir tenté de passer sous silence le défaut de fabrication d’un de ses modèles, soupçonné d’être à l’origine de nombreux accidents mortels en France et en Europe. Et ce sans aucun esprit de vengeance, animée simplement par la volonté de faire surgir la vérité et d’éviter de nouveaux drames, comme celui qui a coûté la vie à son époux le 25 juillet 2014.
Elle apprend la mort de son mari au JT de 13 heures
Ce vendredi-là est presque un jour comme les autres, pour le couple que forment Sophie et Jean-Paul. Réveil à 3 heures du matin, petit-déjeuner en tête à tête, départ peu avant 4 heures pour le chauffeur routier, après le traditionnel appel de phares vers la maison encore endormie. Le lendemain, la famille doit fêter l’anniversaire du petit dernier, Jérémy, qui vient d’avoir 8 ans. « La fête d’anniversaire s’est transformée en veillée mortuaire », résume crûment Sophie Rollet.
Peu avant le déjeuner, elle tente de joindre Jean-Paul pendant sa tournée, comme ils avaient l’habitude de le faire, « pour parler des petits événements du jour ». Elle tombe directement sur sa messagerie. Une fois les enfants nourris, elle s’installe devant le journal de 13 heures, avec sa tasse de café. En fin de JT, le présentateur évoque un premier accident – une famille a été décimée après qu’un poids lourd a traversé un terre-plein central. Puis un autre, « un terrible carambolage sur l’A36 impliquant plusieurs véhicules, dont deux camions ». L’A36, qui relie Beaune à Mulhouse, passe tout près de chez les Rollet. Le bilan fait état de deux morts.
« Je suis seule au milieu du salon, mon café à la main, et là je pousse un cri, presque viscéral : “C’est Jean-Paul !” » Fille, sœur et femme de routier, Sophie Rollet connaît par cœur les angoisses de celles qui restent, et voient parfois leurs vies chamboulées après un simple coup de fil de la gendarmerie. Mais là, aucun appel. Elle vérifie la feuille de route de son mari, cherche des images de l’accident. Tente de le joindre à nouveau. En vain.
« L’émotion me submerge, je suis allée vomir »
De plus en plus inquiète, Sophie contacte alors l’entreprise qui emploie Jean-Paul. « Bonjour, je suis madame Rollet, et j’aimerais avoir des nouvelles… » Elle n’a pas le temps de finir sa phrase qu’on lui répond : « Sincères condoléances. » « Là, l’émotion m’a submergée, je suis allée vomir. C’est le corps qui a réagi à la place de l’esprit », se souvient-elle. Dans l’après-midi, sa sœur lui demande innocemment ce qui est prévu pour l’anniversaire de Jérémy, le lendemain. « Heu, je ne sais pas trop, lui répond Sophie, parce que je crois que Jean-Paul est mort. »
Une enquête de la gendarmerie est lancée. L’accident a eu lieu vers 9 heures du matin, au niveau de Blussans, sur l’A36. Dès les premières heures, la cause du carambolage ne fait guère de doute : c’est le pneu avant gauche du semi-remorque de Pascal Rochard, 44 ans, qui a éclaté, entraînant sa traversée de la glissière centrale. Le choc avec le camion-citerne de Jean-Paul Rollet, 53 ans, qui arrive en face, est inévitable. Les deux chauffeurs sont tués sur le coup.
Sapeuse-pompière de formation et ex-employée d’une société d’autoroute, Sophie Rollet n’ignore rien de la dureté d’une scène d’accident comme celle-là. Mais elle sait aussi combien il est important pour les victimes de ce genre de drame de voir le corps du défunt. « C’est une étape nécessaire vers le deuil », assure-t-elle. Son premier combat, dans le tourbillon qu’est devenue sa vie, sera alors de récupérer les photos de la dépouille de son mari.
Elle s’adjoint pour cela les services de Me Philippe Courtois. Promis à une carrière de médecin, celui-ci est devenu avocat après avoir perdu son frère, qui venait de finir ses études de droit, dans un accident de la route. Spécialisé depuis dans la défense des victimes d’accidents corporels, il finit par obtenir les PV et le constat médico-légal dressés après le carambolage du 25 juillet.
Sophie Rollet cherche, la nuit, sur son ordinateur hors d’âge
« Dans ces papiers, je trouve la confirmation que mon mari est mort instantanément, qu’il n’a pas souffert. Cela a été d’un grand réconfort pour moi », raconte Sophie Rollet. Méthodique et cartésienne, elle repère aussi dans le dossier des incohérences, des erreurs factuelles et autres termes qui ne collent pas. « Les pompiers avaient parlé de “pneus réchappés” et, dans le rapport, je lis “pneus recreusés”. Je ne suis pas spécialiste, alors je fais des recherches. » Sur son ordinateur hors d’âge, la nuit, quand le débit Internet est un peu moins mauvais, Sophie Rollet essaie de comprendre.
Elle tombe rapidement sur un rapport d’enquête consacré à un accident survenu le 14 septembre 2011, sur l’autoroute A9, à Loupian (Hérault). Les similitudes avec celui de l’A36 sont troublantes : deux camions impliqués, un bilan de deux morts, l’éclatement du pneu avant gauche comme élément déclencheur. Et, surtout, un détail qui n’en est pas un : le modèle défaillant est exactement le même que celui impliqué dans l’accident fatal à Jean-Paul Rollet, un Goodyear Marathon LHS II.
Un an après le drame, l’apprentie détective s’apprête à transmettre ces éléments à la justice quand elle apprend que l’enquête a été classée sans suite. Pour les gendarmes, aucune raison de penser que l’accident serait dû à autre chose qu’à « la fatalité ». « C’est à ce moment que Sophie Rollet a changé le cours de cette histoire, analyse son avocat, Me Courtois. Elle a voulu aller au bout des choses, pousser plus loin ses recherches, sans se résigner. »
Goodyear lance un programme d’échange commercial, mais pas un rappel
L’assistante maternelle débusque un troisième accident quasiment identique, survenu en septembre 2014, deux mois après celui de son mari, sur la même A36. Là encore, deux morts et, à l’origine du drame, l’éclatement d’un Goodyear Marathon LHS II à l’avant gauche. Sophie Rollet approfondit son enquête. Épluche la presse quotidienne régionale, consulte les avis de décès. Envoie des mails aux unités de gendarmerie, aux sociétés d’autoroute, aux constructeurs de camions. « Je faisais ça entre 3 heures et 6 h 30 du matin. C’était le moment où j’avais les idées les plus claires et où Internet fonctionnait le mieux. »
La jeune femme l’ignore alors, mais la multinationale multiplie les efforts, depuis plusieurs mois, pour étouffer dans l’œuf ce qui pourrait devenir un scandale majeur. Dès l’été 2013, Goodyear Espagne voit remonter des rapports relatant des « incidents » sur le Marathon LHS II +, une version améliorée du LHS II, qui subit les mêmes éclatements à répétition. La maison mère, basée dans l’Ohio, décide de lancer non pas un « rappel produit », qui aurait constitué une alarme trop forte à son goût, mais un simple « programme d’échange commercial » (baptisé projet Alpha), mettant sur le dos de la météo de l’été 2013 en Espagne le nombre élevé d’éclatements. Concessionnaires et fabricants de poids lourds se voient proposer un simple remplacement de leurs pneumatiques, gratuit et facultatif.
Et quand les alertes remontent d’autres pays (Italie, Allemagne, France, etc.), y compris sur d’autres modèles de la marque, le projet Alpha est simplement élargi à l’ensemble du continent européen et renommé Tango, à partir d’avril 2014. Un « Tango » qui a surtout pour but de faire valser les questions sur d’éventuels défauts de conception des produits Goodyear.
« C’est un Mediator du pneu que vous avez débusqué là ! »
Un commandant de gendarmerie, à qui Sophie Rollet expose ses découvertes, résume l’affaire en une phrase : « C’est un Mediator du pneu que vous avez débusqué là ! » Sauf qu’ils sont bien rares, les acteurs de ce dossier, à penser ainsi. « J’avais l’impression d’être seule dans la forêt amazonienne et d’ouvrir un chemin avec une machette. Il fallait que d’autres éclaircissent la voie derrière moi », image-t-elle. Ils mettront bien longtemps à sortir du bois.
Déterminée, la quadragénaire porte tout de même plainte pour homicide involontaire fin 2016, en transmettant au parquet de Besançon le fruit de ses recherches. Dans le dossier, des chiffres glaçants : entre 2010 et 2015, rien qu’en France, selon la comptabilité de notre Erin Brockovich franc-comtoise, pas moins de 76 accidents ont été enregistrés à cause de l’éclatement d’un pneu Goodyear, pour un bilan terrible de 56 décès et 142 blessés.
Des décès que la compagnie n’arrive pas toujours à mettre sous le tapis sans sortir le chéquier. Le 17 juillet 2014, huit jours avant l’accident de Jean-Paul Rollet, Luis Lesmes, un trader vénézuélien de la firme Glencore aux confortables revenus, meurt sur l’autoroute A1, à hauteur de Roye (Somme). Sa voiture est partie en tonneaux après avoir été percutée par un poids lourd dont le pneu a éclaté. Sa femme et sa fille de 9 ans s’en sortent miraculeusement. Tout en continuant de nier tout défaut sur son Marathon, Goodyear conclura un accord transactionnel confidentiel avec la veuve. Le prix du silence.
Ministère, sociétés de transport, syndicats de routiers, direction des fraudes… Tout le monde adopte le même silence avec la lanceuse d’alerte. Qui s’agace aussi des lenteurs de la justice. « 2017, 2018, 2019… Rien n’avançait. Et à chaque début d’été je savais qu’avec la chaleur de nouveaux éclatements de pneus surviendraient. Et qu’il y aurait des morts. C’était insupportable. »
« Ce travail fait par une citoyenne nous a ouvert les yeux »
En janvier 2020, alors que la lassitude gagne Sophie Rollet, une éclaircie pointe : l’expert mandaté par la justice confirme la défectuosité du pneumatique qui a causé l’accident de son mari. Et, en juillet de la même année, « le Monde » se décide à raconter son histoire, qui sera portée à l’écran, trois ans plus tard, par les documentaristes Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, sur Arte. Un ultime coup de pouce qui finit par convaincre la justice de ne pas négliger le dossier.
« Ce travail fait par une citoyenne nous a ouvert les yeux, reconnaît le procureur de Besançon, Étienne Manteaux. C’est très inhabituel de voir une partie civile se lancer dans un véritable travail d’investigation, avec des moyens très limités. Vraiment, ce qu’elle a fait force le respect. » Le 16 mai dernier, alors que plusieurs sites de Goodyear étaient perquisitionnés en France, en Belgique et au Luxembourg, le magistrat a indiqué avoir retenu (seulement) trois cas d’accidents mortels survenus en 2014 et 2016, dont celui qui a coûté la vie à Jean-Paul Rollet, et versé à la procédure quatre autres dossiers « à titre d’information seulement, car prescrits ».
En attendant l’audition prochaine des responsables de Goodyear et d’éventuelles mises en examen, Sophie Rollet s’autorise désormais à tourner la page. « Je viens d’avoir 50 ans. Je pense avoir fait ma part du travail. Maintenant, je vais penser un peu à moi. »
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