Ce reportage a reçu le prix 2024 de l’information sociale, décerné par l’Association des journalistes de l’information sociale.
Bordeaux (Gironde), envoyée spéciale.
Les bras chargés d’une dizaine de paquets de coton, Kouadio1 enjambe, deux à deux, les marches qui mènent à un appartement partagé avec sa femme et neuf autres personnes. Ils cohabitent dans un trois-pièces situé cours de la Marne, à Bordeaux, « parce qu’on n’a pas le choix, faute de mieux ». Un rapide baiser sur le front d’Aminata (1), sa femme, celle avec qui il a traversé la Méditerranée en 2021 depuis la Côte d’Ivoire.
Kouadio slalome entre les fins matelas qui revêtent le sol, contourne son vélo qu’il utilise chaque jour jusqu’à tard dans la nuit et se précipite dans la salle de bains. Il déballe les sachets de coton transparents « éco + », les empile sur d’autres découpés à la hâte.
« Chaque jour, je mets du coton entre mon caleçon et mon pantalon », explique le jeune homme de 25 ans. Devant lui, une petite poubelle bondée de carrés blancs encore intacts. Kouadio est livreur à vélo pour la plateforme Uber depuis deux ans. À chaque fois qu’il rentre, jamais avant 4 heures du matin, les mêmes stigmates : bleus, éraflures et saignements. « J’ai aussi très mal aux testicules, elles sont parfois toutes rouges, comme griffées par le rebord de la selle du vélo », décrit-il dans un français hésitant. Aminata tapote sur l’épaule de son mari pour l’inciter à aborder « le truc, tu sais bien… ». Le regard en direction de son bassin, il admet : « Je n’arrive plus à avoir d’érection depuis un certain temps. »
Problèmes urinaires, érectiles et de fertilité
Kouadio est loin d’être le seul livreur dans cette situation. Comme en témoignent les nombreuses confidences que reçoit Jonathan L’Utile Chevallier, coordinateur de la maison des coursiers à Bordeaux, structure refuge de défense de leurs droits : « Leur périnée tape contre une selle pendant dix à douze heures par jour et les chocs produisent des troubles sur toute la zone génitale. » Certains d’entre eux ont la mauvaise surprise de voir apparaître des furoncles, desquamations, hémorroïdes ou kystes sur les parties intimes.
Dans la maison des livreurs, une petite salle d’environ quinze mètres carrés sert de salle de projection, de réunion, de formation et de consultation médicale. La table d’examen occupe le coin gauche de la pièce avec une armoire pour le matériel de premier secours à sa droite. Jean-Luc Taris, infirmier et soignant chez Médecins du monde, participe aux permanences les mercredis et vendredis. Gratuites et sans rendez-vous. « J’ai déjà eu affaire à des patients qui présentaient des problèmes urinaires, souvent parce que les restaurateurs leur refusent l’accès aux toilettes », dénonce le bénévole. Forcés de se retenir une nuit durant, ils se soulagent aux coins de rues peu passantes. « Où je peux et sans que personne ne me voie », confie Kouadio.
« Jamais » en revanche, il n’oserait demander de l’aide à la structure associative pour parler de ses problèmes érectiles. « Et ma virilité dans tout ça ? » questionne celui qui essaie de devenir père depuis neuf mois déjà. Mais le ventre d’Aminata ne s’est toujours pas arrondi. Pudique, elle chuchote en direction de son mari : « Il faudrait déjà qu’on puisse faire l’amour, tu es tellement fatigué quand tu rentres à l’appart… » D’autres hommes confient aussi leurs difficultés à avoir un enfant avec leurs compagnes. Ils supposent un lien avec la pratique intensive du vélo.
« Concrètement, ils ont mal aux testicules, ils n’arrivent plus à avoir une érection et traitent cette question-là sur le mode du corps outil, du corps machine. »
Stéphane Le Lay, sociologue du travail
Dans un état d’épuisement extrême, incertains quant à leur rémunération et soumis à un algorithme aux contours flous, leur état psychologique se prête difficilement à une vie sexuelle épanouie. C’est pourquoi une intervention de l’association Aides, spécialisée dans la lutte contre les infections sexuellement transmissibles, aura lieu prochainement dans la maison des livreurs bordelais. Au programme : des discussions psycho-sexo.
Un rapport d’étude financé par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) pointe les conséquences sur la santé mentale de ces travailleurs. Fabien Lemozy et Stéphane Le Lay en sont les auteurs.
Ce dernier, sociologue du travail, assure : « Pour ce qui est des problèmes érectiles, les livreurs rencontrés en restent au niveau physiologique et biologique. Concrètement, ils ont mal aux testicules, ils n’arrivent plus à avoir une érection et traitent cette question-là sur le mode du corps outil, du corps machine. Ils verbalisent peu l’impact que cela a dans la dimension affective et la rencontre érotique. » L’impact psychologique est tu face aux dommages du corps, eux bien plus parlants.
L’entrejambe en feu
La souffrance est telle que les bénévoles de Médecins du monde envoient parfois les livreurs aux urgences. Jean-Luc Taris rappelle que les coursiers n’utilisent pas, faute de moyens, « de vélo de compét à l’image de ceux des coureurs du Tour de France. Et l’ergonomie du vélo a une répercussion sur le corps ». Leurs postures varient au gré des livraisons. Enfourcher son vélo rapidement lorsqu’une course leur est attribuée. Pédaler le plus vite possible pour atteindre la destination, la tête dans le guidon, car pour eux, le temps, c’est véritablement de l’argent. Écarter les jambes de part et d’autre du deux-roues dans l’attente de la prochaine commande.
Stéphane Le Lay précise : « Ils utilisent beaucoup leur corps, ils sont assis sur des selles pourries et mal réglées. Les vélos qu’ils utilisent ne sont pas forcément faits pour rouler longtemps dans une même journée. » La zone génitale « en feu », selon Jonathan L’Utile Chevallier, des coursiers mettent en place des stratégies pour contourner la douleur.
« Ils me disent qu’ils font du vélo sur le côté de la selle, avec un bout de fesse de chaque côté pour éviter de se positionner sur les testicules », raconte le coordinateur de 35 ans. Déséquilibrés sur l’assise du deux-roues, ils finissent par demander à se faire ausculter à cause de maux au dos. Jean-Luc Taris parle de « position antalgique » qui met en souffrance le corps entier.
« Ils livrent pour vivre »
Concrètement, peu de solutions médicales sont proposées aux coursiers. La médecine du travail n’est pas en capacité de contrôler leurs conditions d’exercice et leur état de santé car ils sont autoentrepreneurs au regard du droit. Ludovic Rioux, de la CGT des livreurs à Lyon, se tourne vers les plateformes à la stratégie bien rodée : « Grâce à ce statut, elles se déresponsabilisent complètement et n’ont que faire des conséquences… »
Sans alternatives immédiates, les soignants de la permanence s’accordent à conseiller du renforcement musculaire. Leur ceinture abdominale serait plus apte à réceptionner les chocs au niveau du bassin. « Les sportifs qui font du vélo pendant plusieurs heures par jour ont une préparation physique, des temps de récupération et un équipement parfaitement réglé. Ces gars-là ne sont pas des athlètes, ils livrent pour vivre », distingue Jonathan L’Utile Chevallier.
Pour se remettre en selle, il faudrait aussi prendre du repos – rarement mis en pratique en l’absence d’indemnités maladie suffisantes. Ils s’interdisent l’arrêt de travail tant ils sont lancés dans une précarité sans rétropédalage possible.
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