L’école, ce sanctuaire protégé des vicissitudes du monde, pour permettre aux enfants d’apprendre et de grandir dans les meilleures conditions : l’image est plus que flétrie aujourd’hui. Surtout quand on se penche sur les conditions de scolarisation des élèves allophones, ceux qui viennent d’arriver sur le territoire français et affichent le besoin d’une prise en charge spécifique pour parvenir à raccrocher une scolarité normale.
Pour cela, les Unités pédagogiques pour élèves allophones (UPE2A) ont été créées en 2012. Elles sont aujourd’hui mises à mal, comme en témoigne la situation dans le département de l’Essonne, en Île-de-France : là comme ailleurs, durcissement des politiques migratoires, précarité croissante et difficultés de logement se conjuguent pour compliquer la vie de ces élèves… et des enseignants qui s’en occupent.
« Les élèves peuvent être expulsés d’un moment à l’autre »
Célia Yahia, professeur UPE2A en collège depuis plusieurs années, en témoigne : « Les élèves peuvent être expulsés d’un moment à l’autre, le nombre de mises en demeure et de demandes d’asile déboutées explose. Les forces de l’ordre peuvent débarquer n’importe quand, le Samu social est débordé et ne répond plus aux demandes d’hébergement, il n’y a plus de possibilité de se loger – surtout avec les Jeux olympiques. »
Depuis huit ans, cette année 2023-2024 est celle où elle a observé « le plus de mouvement » au sein de la classe dont elle a la charge : « Sur les quinze arrivés cette année, huit sont repartis. » Avec des élèves expulsés de leurs habitations, évacués parfois vers d’autres départements, difficile d’assurer la moindre continuité pédagogique. Pour son collègue Bruno Arbona, « le ministère de l’Intérieur détruit ce que tente péniblement de faire celui de l’Éducation nationale ».
En UPE2A, les élèves allophones sont scolarisés en classe ordinaire la plus grande partie du temps, mais bénéficient d’un accompagnement spécialisé pour l’apprentissage du français et des matières littéraires. Un contenu adapté en fonction de tests de positionnement, dont une partie dans leur langue maternelle, effectués à leur arrivée.
Ce va-et-vient entre classe ordinaire et UPE2A ne peut fonctionner qu’avec un travail d’équipe : « Ce n’est pas pour rien que sur notre fiche de poste, il est précisé que nous sommes des enseignants coordinateurs », relève Célia Yahia. Une spécificité pas toujours évidente à faire admettre. Nathalie Marchais, professeure d’UPE2A en lycée, en témoigne : « Quand je suis arrivée dans mon établissement, personne ne savait ce que je faisais là et ils n’avaient aucune notion de mon travail. »
Plusieurs centaines d’élèves ne seraient pas scolarisés
Sa collègue Alice Berton raconte que les autres enseignants ont parfois du mal à assimiler leur rôle : « Je ne dis pas que les collègues de classe ordinaire sont insensibles ou moins impliqués, mais ils ont un autre rapport aux élèves. » Le manque de formation, et parfois les préjugés, pèse. Surtout, « les collègues ne sont pas magiciens », souligne Bruno Arbona, lui aussi professeur d’UPE2A : « Ils ont trente élèves et pas de moyens ».
Pour lui, être professeur en UPE2A c’est « être un couteau suisse » : les élèves arrivent avec un passif « très lourd voire traumatique ». « Avant les besoins langagiers, l’élève a des besoins de sécurité affective » ajoute Célia Yahia. Exerçant elle aussi en lycée, Chrysanthie Therapontos assure qu’entre les démarches administratives, le soutien émotionnel, les rendez-vous pédagogiques… les professeurs d’UPE2A sont obligés de « s’éloigner de leur posture d’enseignant » pour assurer la réussite de leurs élèves.
Dans le département, la situation des UPE2A est particulièrement dégradée : selon les dires des enseignants, plusieurs centaines d’élèves concernés n’y seraient pas scolarisés. De fait, les procédures administratives sont peu accessibles pour des familles qui, non francophones, sont souvent ignorantes de leurs droits. De plus, indique Alice Berton, « l’Essonne connaît une poussée de la démographie scolaire, mais comme elle serait temporaire, on refuse de construire. Comme on ne peut pas pousser les murs, les établissements sont surchargés et peinent à accueillir tous les élèves. »
Et les UPE2A sont au premier rang pour en faire les frais, car l’administration ne les compte pas dans les effectifs des classes ! « L’État est en faute », reprend l’enseignante. « Je pense qu’il y a une forme de cynisme : comme ces familles ne connaissent pas leurs droits, l’Éducation nationale en profite. Si on avait encore de l’énergie, on aurait de quoi saisir le médiateur de la République » ajoute-t-elle, désabusée.
« À terme, il y a une volonté de nous faire disparaître »
« On se dit qu’on a échoué quelque part, nous, agents de l’État », confie Célia Yahia. « Je pense qu’à terme, il y a une volonté de faire disparaître ces dispositifs, de nous faire disparaître », augure Chrysanthie Therapontos. Une phrase qui prend un écho particulier, à la veille d’élections législatives anticipées où jamais les discours de rejet de l’étranger n’auront résonné aussi fort.
Aujourd’hui déjà, entre sureffectifs, algorithmes d’affectation discriminants, déficit de formation, suppression de postes, précarité des familles, expulsions et déplacements, mener ces élèves vers la réussite constitue une gageure – néanmoins souvent réussie. Mais pour que l’altérité qu’ils représentent puisse apporter toute sa richesse à la société française, c’est d’un autre projet de société qu’il faudra bâtir, autour d’une école émancipatrice pour tous et d’un vivre ensemble consenti.
Le média que les milliardaires ne peuvent pas s’acheter
Nous ne sommes financés par aucun milliardaire. Et nous en sommes fiers ! Mais nous sommes confrontés à des défis financiers constants. Soutenez-nous ! Votre don sera défiscalisé : donner 5€ vous reviendra à 1.65€. Le prix d’un café.Je veux en savoir plus !